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Fake news, théories du complot et société du narcissisme

John Holcroft

Source : œuvre de John Holcroft

Le film « Hold up » ayant remis sur la table la question de la post-vérité, nous vous proposons ci-dessous un petit entretien de Nicolas Lebourg avec Philippe Becker, publié dans un hebdomadaire de la presse régionale : La Semaine du Roussillon, 15-20 avril 2020.

La Semaine : Comment percevez-vous la montée actuelle des fake news ?

Il y a désinformation intentionnelle à partir du moment où il y a des questions de pouvoir. Historiquement, les premiers grands récits conspirationnistes datent de l’époque de l’établissement de la monarchie absolue. Parce que les seigneurs féodaux cherchaient à rationaliser leur perte du pouvoir, à saisir où il était passé dans le nouveau monde qui s’ouvrait sous leurs pieds. Le complotisme c’est donc une société qui se demande où est passé le pouvoir. Aujourd’hui il est rationnel que de nombreuses personnes interprètent mal la transformation du monde. Les citoyens raisonnent en pensant en termes d’Etat-nations dans un monde transnationalisé, et forcément ça ne marche pas, ça ne fonctionne pas. Ils se demandent si le patron de Netflix n’aurait pas plus de pouvoir qu’un ministre français. Le problème est qu’effectivement souvent plutôt que de continuer à réfléchir sur les transformations du monde ils peuvent en déduire un complot qui lui n’existe pas.

– Qui est à l’origine des fake news ? 

Dans les sociétés post-industrielles la richesse première c’est l’information. Le cours des bourses ne dépend pas du nombre d’objets qui sortent des usines, le pouvoir politique ne se prend pas selon que l’on ait ouvert un nombre X de lits d’hôpitaux. Tous les capitaux, financiers ou sociaux, dépendent de l’échange d’informations et les joueurs de poker, un jeu à la mode dans nos sociétés, le savent : l’information permet le bluff. A partir de là la fake news ça part du site qui ne fait que cela pour servir un agenda politique au journal sérieux qui fait un titre ambigu pour assurer du clic, ça va de Florian Philippot qui assumait d’avoir inventé de faux messages macronistes prônant l’agression de Marine Le Pen aux éditorialistes pro-Macron qui avaient décidé que le mouvement des Gilets jaunes s’expliquait par un complot de la Russie comme si Poutine pouvait tout seul provoquer une crise dans la société française. Bref, les producteurs de fake news c’est nous tous parce que nous préférons une fausse vérité qui nous arrange.

-Le partage de fausses informations et la pensée conspirationniste sont-elles très présentes parmi les sympathisants d’extrême droite ?

Si on est d’extrême droite on pense, par définition, que les élites en place mènent le pays à la ruine et qu’elles doivent être remplacées. Or, le partage d’informations sur les réseaux sociaux ne fonctionne pas sur le principe de l’échange d’informations rationnelles et contradictoires mais sont faites par les usagers pour justifier leurs a priori. Si je pense que l’élection d’Emmanuel Macron a été orchestrée par un complot de la finance internationale, je partage des textes qui vont dans ce sens, auprès de relations qui pensent comme moi. C’est ce qu’on appelle la « bulle de filtres » : l’ensemble des informations disponibles ne sert pas à produire le jugement le plus rationnel et empiriquement fondé mais à me dire que j’ai raison.

– Quels types de mensonges sont les plus partagés par ces mouvements ? 

Les deux grandes tendances sont celles qui renvoient aux fondamentaux racistes. Il y a tout ce qui concerne le complot juif mondial dont depuis des décennies le thème central est qu’il viserait à l’instauration d’un gouvernement mondial. Il y a tout ce qui concerne « Eurabia », un complot qui viserait à faire de l’Europe une colonie arabo-musulmane. Les deux convergent dans l’idée que l’immigration vise à détruire ethniquement et culturellement les Européens pour permettre l’instauration du nouveau régime. Les deux récits se retrouvent chez certains des terroristes du nationalisme blanc qui ont frappé le monde ces dernières années (le premier chez celui de Pittsburg, le second chez Anders Breivik), mais chez les électeurs des partis populistes on ne trouve guère que le second.

Le conspirationnisme autour de la figure du financier George Soros, de confession juive, sert souvent de passerelle entre ces deux mondes. Soros est accusé de chercher à détruire les frontières et à faire déferler les migrants sur l’Occident, et c’est une problématique conspirationniste nettement plus mainstream, qu’on a pu voir reprise dans la presse conservatrice ou les milieux associatifs laïques – elle a ce charme profond de la stupidité satisfaite puisque les preuves du complot sont au grand jour : Soros défendant publiquement des conceptions effectivement très libérales tant économiquement que démographiquement à travers une fondation dont les comptes sont publics ; on peut tout à fait être en désaccord politiquement avec lui, mais parler de complot quand tout est public est bien sûr illogique, et, évidemment, non la fondation de Soros ne cherche pas à organiser l’invasion arabo-musulmane de l’Europe mais prône juste ce qu’elle nomme « la société ouverte ».

-Quels profils sont les plus à même de partager sans vérifier ?

Contrairement à ce que l’on dit trop souvent ce n’est pas une crédulité de gens moins instruits. Il y a derrière cette représentation un mépris de classe. Les enquêtes montrent que certains thèmes complotistes sont plus diffusés chez les CSP+ que dans les classes populaires. On a pléthore de gens qui sont bac+5 mais dont la culture en économie, en histoire etc. ne sert pas à mieux appréhender le monde mais à construire un bricolage qui leur paraît cohérent, qui est capable de passer pour de la culture auprès de leurs proches, mais qui, au bout du compte, avec ça produisent un brouet complotiste. Ce qui compte n’est donc pas la détention d’un niveau général de capitaux culturels ou financiers mais la détention d’un certain niveau de raisonnement logique, d’articulation rationnelle de données empiriques, et de capacité à ne pas juste vouloir flatter son narcissisme. Ce dernier point peut avoir l’air trivial mais le selfie généralisé le montre bien : on est dans la société du narcissisme. Or quand on partage une fake news qui vient corroborer sa mésinterprétation du monde ce qu’on dit à ses amis des réseaux sociaux c’est bien « regardez-moi, j’avais eu raison avant ». On ne cherche pas à comprendre le monde avec humilité, on recherche l’assentiment et la flatterie des autres.

-Etes vous inquiet pour l’avenir ?
Je ne suis pas inquiet par principe, mais je sais qu’à la fin de l’histoire Narcisse meurt noyé.

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  1. «Hold-Up», complotisme: l'impuissance des médias | Slate.fr

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