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A Paris, René Guénon, les kabbalistes et la Russie nationaliste

Par Jean-Yves Camus

Un bel hôtel particulier du Marais alors qu’il fait déjà nuit. Dans la cour pavée puis dans l’escalier, des lanternes indiquent le chemin : ambiance gothique et occultiste pour un colloque organisé à l’occasion du 60ème anniversaire de la mort du philosophe René Guénon, mort le 7 janvier 1951 au Caire, après s’être converti à l’islam. Né catholique, devenu franc-maçon mais collaborant aussi à des publications anti-maçonniques, René Guénon est un des maîtres de l’ésotérisme et de la gnose au XXè siècle. Son intérêt pour la Kabbale n’a d’égal que sa suspicion à l’égard des juifs sortis de la Tradition, au point qu’il a des mots très durs envers l’engagement des juifs dans le mouvement communiste, fait dans lequel il voit une source de la méfiance intrinsèque de l’islam envers le bolchevisme.

Pourtant ce 9 janvier 2011, ce sont des juifs qui organisent la commémoration de sa disparition : l’association Tikkoun Olam. Dans la salle, le public est hétéroclite : on y reconnaît plusieurs militants de l’ultra- droite radicale ainsi que des musulmans engagés dans le combat pro- palestinien et des islamistes, des ésotéristes tout en noir, des juifs portant kippa A la tribune, le judaïsme traditionnel est bien représenté puisque trois orateurs sont orthodoxes : le rav Mordekhai Chriqui, qui dirige à Jérusalem l’institut Ramhal ; le libraire niçois Léo Guez, élève de Manitou et l’activiste kahaniste russo-israélien Avigdor Eskin. La moindre des surprises n’est pas la présence du doctrinaire russe de l’eurasisme Alexandre Douguine, professeur de sociologie à l’université Lomonossov de Moscou et théoricien en vue de la droite ultra-nationaliste imprégnée par le christianisme orthodoxe, dans sa version dite des « vieux-croyants ».

En quoi Guénon interpelle-t-il le judaïsme traditionnel ? Selon le rav Chriqui, familier avec son œuvre, Guénon décrit bien la décadence, ou l’involution, du monde contemporain placé sous le « règne de la quantité » (titre d’une oeuvre-phare guénonienne). Selon lui notre Tradition oppose, comme Guénon le fait, la majorité qualitative à la majorité du nombre. Le rav Guez retient de Guénon sa description de la modernité comme de l’ère du Kali-Yuga, « l’âge de fer » de la cosmogonie hindoue, qui précède l’avènement d’un nouvel ordre du monde.

Ancien conseiller de Poutine, Alexandre Douguine est aussi le traducteur russe de Julius Evola et de Guénon. Son passé en tant qu’introducteur des idées de la Nouvelle droite à Moscou et d’animateur de la mouvance ultra-nationaliste, ne le prédisposait pas particulièrement à s’adresser à un auditoire juif. Son discours résolument anti-moderne, son mépris affiché pour la bourgeoisie « qui n’a pas sa place dans le monde de la Tradition » le rendent sans doute attentif au discours juif orthodoxe. Très net dans sa condamnation des théories du complot, fort éloigné de l’antisémite qu’on voit souvent en lui, il donne l’impression d’un intellectuel ouvert au dialogue dès lors qu’il ne sombre pas dans la recherche d’une « unité transcendantale des religions » à laquelle il dit ne pas croire.

Avigdor Eskine est un sioniste- religieux dont la philosophie remplirait d’aise l’ultra- droite française façon Terre et Peuple, c’est à dire ethniciste. Son credo est la dénonciation du « grand métissage ». Son cheval de bataille la défense de la cause des nationalistes afrikaners, les sud- africains blancs qui n’ont jamais digéré la fin du régime d’apartheid. Anecdotique et décalé dans cette rencontre qui est sans conteste la plus hors- normes à laquelle, en tant que spécialiste des cultures de marge, j’ai jamais assisté.

Première parution : Jean-Yves Camus, « A Paris, René Guénon, les kabbalistes et la Russie nationaliste », L’Arche, février 2011.

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