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Pour en finir avec la question nazie à Taïwan

Par Michel Deniau

Alors que les Taïwanais sont appelés à élire le successeur de la présidente Tsai Yng-wen et leurs députés dans un contexte de tensions avec la Chine, comment achever notre série de billets sur les mémoires taïwanaises du nazisme ?

La présidente sortante, qui ne pouvait se représenter au terme de deux mandats, a été consciente du potentiel impact négatif des incidents mémoriels néonazis sur le standing international du pays, ainsi que du caractère inacceptable de tels agissements. Par exemple, en décembre 2016, elle a vertement condamné la parade « nazie » des élèves du lycée Kuang Fu de Xinzhu, pointant un défaut éducatif sur la question de l’histoire des droits de l’homme[1]. Idem, le gouvernement taïwanais a récemment signé un accord pour le développement de projets éducatifs avec la fondation Auschwitz-Birkenau[2]. Depuis lors, le gouvernement taïwanais s’associe officiellement à la Journée internationale pour la mémoire des victimes de la Shoah[3]. En même temps a été instaurée une cérémonie conjointe des ambassades israélienne et allemande, en présence du chef de l’Etat. Dès 2017, le discours cite, outre les juifs, l’ensemble des catégories de victimes des crimes nazis[4].

Outre le renforcement de collaborations diplomatiques bilatérales, il est nécessaire de remettre cette démarche de coopération pour la mémoire de la Shoah dans un contexte plus large, celui du processus de justice transitionnelle actuellement en cours dans le pays. Celui-ci a pour but de faire toute la lumière sur les crimes perpétrés par le régime KMT de Chiang Kaï-Shek et Chiang Ching-Kuo pendant la période dictatoriale et ce à travers une commission ad hoc. La présidente Tsai lie directement les deux questions lors d’un discours à l’occasion de la journée internationale pour la mémoire de la Shoah[5] :

« En tant que dirigeante d’un pays en quête de justice transitionnelle et de vérité historique, je suis reconnaissante d’avoir l’occasion de réfléchir une fois de plus à l’Holocauste, et de rendre hommage à ses victimes. […]. Nous sommes ici aujourd’hui pour réaffirmer notre engagement à ne jamais oublier leurs histoires. […] Les cicatrices de l’Holocauste continuent de nous rappeler notre responsabilité de veiller à ce qu’une telle tragédie ne se reproduise jamais. Pour nous, à Taïwan, cette responsabilité commence par la confrontation et la compréhension du passé autoritaire de Taïwan. Elle exige que nous travaillions avec diligence à la protection des droits de l’homme. […] Afin de transmettre ces leçons aux générations futures, la commission de justice transitionnelle de notre gouvernement continue d’explorer l’oppression du régime autoritaire à Taïwan. »

Taïwan prend clairement inspiration de l’expérience allemande à ce sujet[6].

Du côté de la société civile, on notera avec intérêt qu’une église de Taïnan (sud de Taïwan) abrite également depuis 2002, ladeuxième structure spécialement dédiée à l’information du public sur la réalité mortifère du nazisme dans toute l’Asie. Il est donc possible d’affirmer que le gouvernement taïwanais et la société civile agissent contre la propagation de l’antisémitisme et pour l’éducation aux crimes du nazisme.

Certes, dans l’esprit de certains Taïwanais, le nazisme pourrait se résumer à quelques flashs d’une histoire lointaine et une esthétique. Dans ces cas, les mots 納粹 (nazi), 希特勒 (Hitler) ou 大屠殺 (« grand massacre ») sont connus, mais ne renvoient pas nécessairement à un savoir historique solide. Ce n’est pas la faute d’un manque de savoir accessible – une offre livresque relativement conséquente existant à ce sujet, sans compter les ressources internet ou télévisées – , ni d’une indifférence confinant au mépris et à la haine, mais d’un manque de connaissance générale, similaire à ce que l’on peut trouver en Occident sur des événements tragiques de contrées lointaines.

Dans le même temps, les réactions du public aux différents incidents rapportés dans la presse ainsi que les messages laissés à l’exposition du musée de Kaohsiung mettent en évidence que de nombreux Taïwanais affichent une empathie profonde et sincère avec les populations victimes du nazisme, notamment les Juifs. Certains peuvent mettre cela en relation avec les événements autour du 28 février 1947, de la période de loi martiale (1949-1987), notamment autour de l’oppression d’un Etat contre les populations qu’il administre, et la mémoire de ces événements en lien avec le processus de justice transitionnelle en cours. De ce fait, je demeure convaincu que les commerces ou les individus aperçus arborant des symboles nazis ne sont pas imprégnés d’idéologie, ou même de national-socialisme revisité à la sauce NSA/NSCLP : il s’agit plus d’inconscience éthique que de malignité politique.

Cela peut s’expliquer par le fait que la mémoire des atrocités nazies est ici une “non mémoire”, au sens où elle est le fruit d’une importation, d’un greffon étranger, non d’un traumatisme national. Malgré les différents efforts du système éducatif, d’organisations diverses et la disponibilité de plusieurs témoignages de survivants, la mémoire des crimes nazis n’est pas directement connectée à des histoires familiales voire intimes. De ce fait le verrou émotionnel – l’émotion étant un vecteur de la mémoire –ne peut faire son office. La large majorité des Taïwanais ne connaissent tout simplement pas – au plan émotionnel – les horreurs du régime nazi[7] ; l’horreur nazie ne relevant pas de leur histoire. On ne saurait donc traiter les dérives avec la même acrimonie que celles de jeunes Occidentaux.


[1] Taipei Times (30 décembre 2016) et Site internet de la présidence de la république de Chine (Taïwan) (19 février 2017)

[2] Poland In (14 décembre 2020)

[3] Tweet du ministère taïwanais des Affaires étrangères (27 janvier 2021).

[4] Tsai Ying-Wen : 19 février 2017.

[5]Site internet de la présidence de la république de Chine (Taïwan) (25 mars 2021).

[6] Discours du 19 février 2017.

[7] Los Angeles Times (2 janvier 2017)

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