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Extension du domaine de la Russie

(Source : œuvre de Laurent Niddam)

Propos d’Olivier Schmitt recueillis par Gérald Papy, « L’extension de l’influence russe en Europe », Le Vif, 5 décembre 2024, pp. 50-53.

Le Vif : La présence dans les gouvernements de certains Etats de l’Union européenne, en Hongrie et en Slovaquie, de formations politiques prorusses, a-t-elle compliqué la prise de décision de soutien à l’Ukraine dans la guerre?

Olivier Schmitt : Il faut distinguer ce que font les Etats de manière bilatérale et ce que font l’Union européenne et l’Otan. Depuis 2022, l’UE a pris un certain nombre de mesures économiques et financières de soutien à l’Ukraine qui sont de plus en plus compliquées à faire adopter, notamment du fait de la Hongrie et de la Slovaquie, deux Etats sur une ligne globalement plutôt prorusse. A chaque fois, les autres Etats membres ont trouvé des «astuces» pour éviter d’être confrontés directement à un veto, par exemple, de Budapest. Les négociations sont compliquées parce qu’il n’y a pas d’unanimité sur le sujet. Une grande majorité des Etats membres sont en faveur du soutien à l’Ukraine et ont bien identifié la Russie comme une menace principale. Une petite minorité a une position différente. Mais comme c’est une organisation qui fonctionne au consensus, cela crée des difficultés quand il s’agit de transférer des fonds, des armements à Kiev. La question est toujours de savoir ce que la Hongrie et éventuellement la Slovaquie pourront tirer des négociations puisque c’est du donnant-donnant.

Si la Roumanie se dotait d’un gouvernement prorusse, cette hypothèque prendrait-elle une autre dimension, vu l’importance stratégique de ce pays dans le dispositif d’aide à l’Ukraine?

Je ne pense pas que cela prendrait une dimension différente parce que ce n’est pas la France, l’Allemagne ou la Pologne. En taille et en poids politique, cela reste des pays –j’espère qu’ils me pardonneront– qui ont une influence plus limitée. Mais il est clair que ce serait vécu comme faisant partie d’une dynamique. C’est un peu le discours de Viktor Orbán, le Premier ministre hongrois, depuis le début: «L’Union européenne fait fausse route. C’est nous qui avons raison. Nous devons rétablir les relations avec la Russie.» Il présenterait un ralliement roumain comme la preuve qu’il est dans le sens de l’histoire.

Cela menacerait-il la pérennité de la présence de l’Otan en Roumanie?

J’ai du mal à imaginer qu’un nouveau gouvernement roumain remette en cause, du jour au lendemain, l’intégralité du dispositif existant puisqu’il y a des troupes de l’Otan déployées faisant partie du flanc est du dispositif. La France, notamment, a beaucoup investi dans la relation avec la Roumanie pour y déployer une brigade complète. En revanche, il est vrai que la dynamique politique en serait modifiée.

Que la Pologne, les pays Baltes, la Finlande, la Suède résistent à la tentation du rapprochement avec la Russie donne-t-il la garantie que l’Union européenne reste dominée par un front antirusse?

Je ne sais pas si un «front antirusse» domine. En tout cas, il y a une convergence de vues d’Etats qui jouent un rôle important dans ce dossier. Cela maintient une forme de garantie. Mais il est clair qu’il existe un risque plus important de polarisation. Le vrai moment de bascule serait l’élection de Marine Le Pen à la tête de la France ou l’émergence d’une forte minorité de l’Alternative pour l’Allemagne (AfD) combinée à une poussée du mouvement de Sahra Wagenknecht (NDLR: gauche radicale qui remet en cause l’engagement pour l’Ukraine) en Allemagne.

Dans ce contexte, la position pro-ukrainienne du gouvernement italien de Giorgia Meloni, pourtant cheffe d’un parti d’extrême droite, est-elle une source de stabilité?

C’est une forme de constante de l’extrême droite italienne: elle est historiquement atlantiste. Giorgia Meloni est sur la ligne traditionnelle du néofascisme italien. En plus, elle a réussi à tisser des liens avec un certain nombre de membres de l’administration Trump. Elle va donc probablement essayer de se profiler comme une interlocutrice transatlantique importante. L’extrême droite au Parlement européen est divisée sur cette question entre une extrême droite «mélonienne» et une extrême droite prorusse «orbanienne». Cela empêche l’extrême droite d’avoir un poids politique plus important. L’extrême droite polonaise, par exemple, ne sera jamais sur la position de Viktor Orbán.

Cette progression des partis prorusses ne reflète-t-elle pas une lassitude plus large de la population européenne face à la guerre?

Je ne pense pas. En France, une large majorité de citoyens considèrent toujours qu’il faut aider l’Ukraine à se défendre et que la Russie est l’agresseur. Mais cela n’empêche pas une partie d’entre eux de voter pour le Rassemblement national. C’est simplement que les enjeux de politique internationale ne sont en général pas les principaux sur lesquels les électeurs se décident. Ils voteront quand même pour un parti même si celui-ci ne représente pas leurs vues au plan international. Cela peut d’ailleurs créer des tensions dans ces formations parce qu’elles ont la crainte de perdre une partie de leur électorat. Prenez l’exemple du président du Rassemblement national, Jordan Bardella. Il essaie de se rapprocher d’une ligne plus proche de Giorgia Meloni, en condamnant la Russie, en disant qu’il va soutenir l’Ukraine… Il y a à cela une raison stratégique électorale très simple. Il a sa meilleure image auprès des catégories jeunes de la population française –les 18-30 ans– et celles-ci sont de loin celles qui considèrent le plus que la Russie est un «ennemi», terme employé dans les sondages, à quelque 77 %. Le calcul de Bardella est que son coeur de cible électoral est plutôt prorusse. Dès lors, il infléchit la position du Rassemblement national, ce qui n’est pas du tout le cas de Marine Le Pen. Par conséquent, je ne suis pas sûr que cette poussée des partis soit due à leur position prorusse. Elle s’explique plus par leur positionnement de droite radicale avec comme éléments de programme, l’ordre, la discrimination choisie, en général anti-immigrés, le retour à des normes de genre traditionnelles, le rejet de l’ordre économique existant, etc.

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