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Anatomie des extrêmes droites [Europe 2012]

Propos de Jean-Yves Camus recueillis par David Doucet et Géraldine Sarratia

Comment définir aujourd’hui l’extrême droite européenne ?

Jean-Yves Camus - Ce n’est pas facile. On peut considérer qu’il en existe deux définitions. La première couvre l’extrême droite qui s’oppose au système politique européen sans en attaquer directement les fondations. Elle promeut l’homogénéité culturelle et ethnique ainsi que l’ethnocentrisme, défend l’homme ordinaire et son bon sens contre les élites corrompues. La seconde retient les critères du nationalisme, de la xénophobie et du “chauvinisme de l’Etat-providence”, autrement dit la préférence nationale. Toutes deux ont un socle commun :

le refus de la société multiculturelle, le rejet de toute forme de supranationalité et la préférence pour la démocratie directe sur la démocratie représentative.

L’extrême droite progresse-t-elle ?

Pas de façon linéaire. Le score réalisé en Grèce par l’Aube dorée reste très inquiétant mais il ne faut pas tomber dans le fantasme d’une armée de néonazis en marche. Les différents partis nationalistes européens n’agissent pas de concert, chacun dépend de sa propre histoire. L’offre politique nationale, le mode de scrutin en vigueur, l’existence ou l’absence de leader charismatique sont déterminants. L’extrême droite peut progresser et participer au gouvernement comme en Pologne en 2007 puis disparaître en retombant à 1 % des voix. De manière générale, on observe en revanche une poussée du sentiment identitaire. Une partie de la population européenne a l’impression que l’ascenseur social ne fonctionne plus et que ses repères culturels se diluent avec la globalisation.

Existe-t-il une corrélation entre la crise et la progression de l’extrême droite dans certains pays ?

Non, il y a des pays touchés par la crise où l’extrême droite est absente, comme l’Espagne, l’Irlande ou le Portugal, et des pays prospères où elle est forte, comme la Norvège ou la Suisse. Je distingue les droites radicales de prospérité et les droites radicales de crise. Dans les deux cas, leur progression s’articule autour de trois notions. D’abord le chauvinisme économique et social : dans un pays prospère, comment éviter que l’étranger vienne accaparer une partie de la richesse au détriment des nationaux ; dans un pays en récession, comment réserver aux seuls nationaux le peu qui reste à distribuer. Ensuite, l’inquiétude identitaire, qui voit l’immigration extraeuropéenne comme une concurrence et un facteur de dissolution de la cohésion nationale. Enfin, une défiance très forte envers l’Europe telle qu’elle se construit : prospères, la Suisse et la Norvège s’en sont détournées ; en quasi-faillite, la Grèce récuse un plan d’austérité que lui imposent des instances non démocratiquement élues et non nationales de surcroît.

Quelle est la sociologie de l’électorat qui se tourne vers l’extrême droite ?

Les électorats se révèlent très différents d’un pays à l’autre, mais partout ces partis captent une part importante du vote populaire, des électeurs parfois appelés “perdants de la mondialisation”, qui se trouvent désormais aussi au sein des classes moyennes et chez les jeunes de 18-25 ans dépourvus d’éducation universitaire. La variable du diplôme joue pour beaucoup. Ce qui ne signifie pas que ces électeurs sont plus primaires que les autres mais simplement qu’ils sont davantage touchés par les délocalisations, le chômage, les déficits de formation professionnelle.

Quels sont les visages de l’extrême droite européenne ?

Il existe deux principales familles. La plus ancienne, l’extrême droite traditionnelle, demeure minoritaire. Certains petits mouvements se rattachent encore au fascisme, comme Forza nuova en Italie ou les phalangistes espagnols. Ce sont des formations de témoignage qui s’opposent clairement à la démocratie, comme le NPD allemand, Jobbik en Hongrie ou l’Aube dorée en Grèce. Ce courant est moins attractif car le poids historique et moral de ce qu’il véhicule reste inacceptable pour beaucoup de gens. La nouvelle extrême droite, née en Scandinavie au milieu des années 70, n’a pas de filiation idéologique avec le fascisme. Il s’agit à l’origine de mouvements antiétatiques qui ont acquis une dimension xénophobe et dénoncent une distance entre les élites et le peuple.

Leur éclosion électorale remonte au début des années 80. Parfois issue de scissions avec la droite conservatrice, cette nouvelle extrême droite a vocation à gouverner. C’est le cas des partis populistes norvégien et danois, des Vrais Finlandais, du PVV de Geert Wilders aux Pays-Bas, de l’UDC suisse ou de la Ligue du Nord italienne. Ils ont érigé les musulmans en ennemis de notre civilisation. Les attentats du 11 Septembre n’ont fait qu’accroître leur islamophobie.

Ceux commis par Anders Breivik en Norvège le 22 juillet dernier ont fait ressurgir le spectre d’une extrême droite terroriste et radicale…

La menace terroriste est désormais diffuse, il n’y a plus de chef d’orchestre ni d’organisation pyramidale. Breivik représente le prototype du militant qui a adhéré à un parti de droite populiste et pense avoir trouvé la limite de l’action politique légale.

Où classer le Front national ?

Le FN est un parti hybride au même titre que le FPÖ en Autriche ou le Vlaams Belang en Belgique. A partir de son ascension électorale au début des années 80, il a longtemps représenté un modèle pour les autres partis d’extrême droite. Il apportait la preuve que cette famille politique que tout le monde pensait enterrée en 1945 pouvait ressurgir. Aujourd’hui, Marine Le Pen cherche à liquider cet héritage mais le poids historique reste lourd à porter. Les partis populistes scandinaves, qui estiment sortir d’une autre matrice idéologique, refusent d’avoir des contacts avec le FN.

Que se passe-t-il lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir ?

L’expérience se termine souvent mal car ils perdent ainsi leur posture antisystème. Les promesses de campagne se retrouvent souvent invalidées, en particulier en matière économique et sociale. Ils sèment donc une partie de leurs électeurs. Ensuite, en forçant leurs alliés conservateurs à déplacer le curseur toujours plus à droite, ils créent des situations de non-retour (aux Pays-Bas, les partis de la coalition ont rompu leur accord de gouvernement avec Wilders) ou, comme au Danemark, entraînent le retour des sociaux-démocrates au pouvoir.

S’il n’y a pas de victoire électorale, peut-on dire de l’extrême droite européenne qu’elle a réussi à remporter une victoire culturelle ?

Une partie de la droite conservatrice et l’extrême droite xénophobe peuvent se rejoindre dans le rejet de la société multiculturelle. La droite tente de récupérer les électeurs de la nouvelle extrême droite en mettant en avant le thème de l’immigration et une vision fermée de l’appartenance nationale. Mais il reste une ligne de démarcation entre la droite et l’extrême droite, ligne sur laquelle Nicolas Sarkozy a buté durant sa campagne. On ne peut pas mettre la barre à droite toute puis s’arrêter au milieu du gué. La chasse sur les terres frontistes ne satisfait les électeurs frontistes que si on adopte leur vision du monde, pas si on l’imite.

Première parution dans Les Inrockuptibles

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