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Europe : la montée de l’illibéralisme ?

Propos de Nicolas Lebourg recueillis par Virginie Malingre et Philippe Jacqué, « Pour l’historien Nicolas Lebourg, une alliance des extrêmes droites au Parlement européen « paraît une chimère »« , Le Monde, 8 juin 2024, p. 2.

L’extrême droite pourrait occuper jusqu’à 25 % de l’Hémicycle strasbourgeois après le 9 juin. S’agit-il d’un mouvement général, que l’on retrouve partout en Europe ?

Le scrutin s’annonce excellent pour les extrêmes droites. Mais, cette fois, ce phénomène ne pourra pas être décrit comme une « vague populiste » imputable à une « crise » à laquelle les électeurs réagiraient. Il ne pourra pas non plus être imputé aux pays de l’Est ayant une moins longue tradition démocratique. De fait, les pays fondateurs de l’Europe – l’Allemagne, la France, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique et le Luxembourg – voient aussi l’extrême droite progresser fortement, et même un pays comme le Portugal, rétif à cette offre politique jusqu’à peu, n’y échappe pas.

Quel est, alors, le socle commun qui pousse les Allemands, les Français, les Néerlandais ou les Italiens à voter pour l’extrême droite ?

Il y a des schémas qu’on retrouve. A l’évidence, bien des électeurs en Europe partagent le sentiment que le risque de déclassement personnel et le déclassement de sa nation ne font qu’un. La lassitude aussi envers la démocratie libérale et ses garde-fous juridiques nourrit une tentation dite « illibérale » que l’on retrouve dans les démocraties ailleurs dans le monde (Etats-Unis, Inde, Israël…).

C’est-à-dire ?

Ce qui lie souvent ces opinions publiques, c’est l’idée que l’Etat libéral n’est plus assez fort pour protéger le groupe ethnique majoritaire de la société. La demande d’autorité s’exprime clairement contre les migrants, mais pas seulement : les polémiques contre les personnes LGBT ou le droit à l’IVG témoignent qu’il y a une vision globale de la nécessité de contrôler les corps par un ordre moral, social, démographique.

Qu’est-ce qui, au niveau européen, rapproche ces formations d’extrême droite, aux histoires différentes ?

Tous ces partis se présentent comme des élites de rechange contre celles qui ont échoué. Pour eux, il s’agit de régénérer la société en lui assurant une forme homogène et unitaire. Cette unité organique qu’ils recherchent n’est possible qu’en révisant les relations internationales qui, à leurs yeux, participent à la désintégration de la nation. Marine Le Pen l’a écrit : le « mondialisme » et la « postmodernité » sont un seul phénomène. Et l’idée d’une Union européenne (UE) toujours plus étroite va totalement à l’encontre de ces déterminants structurels des extrêmes droites depuis toujours.

Au Parlement européen, les droites radicales se répartissent dans deux groupes politiques – les Conservateurs et réformistes européens (ECR), où l’on trouve Fratelli d’Italia et le polonais Droit et justice (PiS), et Identité et démocratie (ID), qui accueille entre autres le RN. Le Fidesz de Viktor Orban et l’AfD allemande sont chez les « non-inscrits ». Toutes ces formations peuvent-elles être qualifiées d’extrême droite ?

Les partis rassemblés dans ID le sont tous. Le cas d’ECR est plus complexe, et cela remonte à ses origines : ce groupe a été créé par les conservateurs britanniques, qui jugeaient le Parti populaire européen (PPE) des droites européennes auquel ils étaient rattachés trop peu souverainiste.

Aujourd’hui, on y trouve, à quelques rares exceptions près, des partis clairement d’extrême droite. Ainsi l’espagnol Vox, qui vient de l’autonomisation de l’aile la plus dure du parti conservateur espagnol, est sur une ligne d’extrême droite assez caricaturale. Il est post-franquiste, comme le parti de Giorgia Meloni, Fratelli d’Italia, est post-fasciste. Quant à Reconquête !, d’Eric Zemmour, il se veut le véritable parti des identitaires.

ID et ECR sont donc deux groupes d’extrême droite. Mais quelles sont les lignes de fracture entre eux ?

Il y a des éléments de rejets de la société multiethnique et de demande de pouvoir fort qui parcourent ID comme ECR. Les nuances, réelles, qui existent, ne liquident pas cette commune vision du monde. Cela dit, les noms qu’ils ont reçus disent des choses de ce qu’ils sont.

ID, pour « Identité et démocratie », c’est un choix du RN qui a une histoire. Il reprend le nom de l’ancienne revue des identitaires, dont les cadres, dans leur jeunesse, avaient participé à un groupuscule d’extrême droite envisageant de concurrencer le FN avec un « Parti du peuple » dont le slogan aurait été : « Socialisme, identité, démocratie ». De ces origines, il reste cet accent sur la thématique identitariste, hostile à la société multiculturelle, tandis que la volonté d’une plus grande souveraineté populaire a été remplacée par l’exigence de souveraineté nationale.

Et ECR ?

Ce groupe conserve en son nom sa racine de mouvement conservateur et libéral. Les partis d’ECR sont plus enclins à faire évoluer l’UE, moins souverainistes que ceux d’ID – je vous rappelle que le RN propose encore de se débarrasser de la Commission. Ils sont aussi moins russophiles et plus sensibles à l’entente transatlantique. Mais, s’ils sont plus libéraux économiquement, ils sont aussi plus conservateurs sur les questions dites sociétales.

Après, cela n’a pas empêché Reconquête ! de rejoindre ECR alors qu’Eric Zemmour qualifiait [en 2015] l’Ukraine de « chimère », félicitait une Russie qui résiste à l’« impérialisme » de l’OTAN et traitait [l’ex-chancelière allemande Angela Merkel] de « gauleiter » [fonctionnaire nazi] des Etats-Unis… Mais Reconquête ! trouve dans l’ECR des partis qui, à son image, défendent un conservatisme moral pour répondre à ce qui serait un « choc des civilisations ».

ECR est associé à la vie du Parlement quand ID est censé être contenu derrière un cordon sanitaire. Cette distinction fait-elle encore sens ?

C’est assez délicat. Si la stratégie du cordon sanitaire se limite à des questions de « marques » auxquelles on refuse l’accès, cela ne peut être performant. En somme, s’il s’agit d’attendre que des partis passent d’ID à ECR pour travailler avec eux, alors il n’y a pas de stratégie de mise à l’écart des idées des extrêmes droites.

Aujourd’hui, même à l’extrême droite, plus personne ne veut quitter l’UE. Le mot d’ordre, si l’on en croit Viktor Orban et Giorgia Meloni, est en revanche de la changer de l’intérieur. Comment expliquez-vous cette évolution ?

C’est une question de position. Pour un parti en ascension, critiquer l’UE, c’est rassembler les mécontents pour assurer son décollage.S’il est installé, sur la ligne d’arrivée vers le pouvoir – c’est le cas du RN en France – , vouloir quitter l’UE, c’est s’assurer de perdre le second tour des élections – même les seconds tours des départementales et des régionales, comme on l’a vu en 2015. Giorgia Meloni aussi a ajusté son discours sur l’Europe pour se crédibiliser. Plutôt qu’un « Italexit », elle s’est concentrée sur les migrants illégaux, les personnes LGBT, la natalité. Maintenant qu’elle est au pouvoir, elle compose, en compensant l’affaiblissement de son souverainisme par des marqueurs identitaires et sociétaux.

Diriez-vous que l’extrême droite a déjà changé l’UE ?

L’UE lui résiste. Il y a beaucoup de rodomontades. Viktor Orban a ainsi parlé durant la campagne de « marcher sur Bruxelles » dans une métaphore militaire, mais l’impossibilité des extrêmes droites à s’organiser au Parlement européen l’empêche d’avoir la politique de ses ambitions.

Est-ce à dire que ces formations ne peuvent pas travailler ensemble ?

Le problème, c’est leur désunion. Le PPE a été fondé en 1976, il est donc parfaitement stable. En revanche, à l’extrême droite, regardez la façon dont se rassemblent les eurodéputés : c’est l’instabilité permanente. Il y a eu jadis le Groupe des droites européennes, puis l’Alliance européenne des mouvements nationaux, puis le Mouvement pour l’Europe des nations et des libertés et, enfin, ID…

Au Parlement européen, le FN français a eu des alliances baroques avec des mouvements a priori incompatibles. Le RN refuse désormais de s’allier avec les Allemands de l’AfD, avec qui il siégeait pourtant au sein du groupe ID avant d’organiser leur exclusion.

Mais, sur le fond, comment expliquer ces difficultés à travailler ensemble ?

Ces différences que nous avons évoquées en termes de choix géopolitiques ou de priorités entre l’économique et le « combat pour la civilisation » sont des obstacles à l’union. Il y a aussi les positionnements nationaux : jadis, certains partis ne voulaient pas s’allier avec le FN pour ne pas être diabolisés par contamination, aujourd’hui, le RN ne veut plus être avec l’AfD. Donc, stratégies continentales et nationales se complètent pour empêcher une vaste unification.

Vous ne croyez donc pas à l’alliance des extrêmes droites, à laquelle appellent Viktor Orban et Marine Le Pen, au sein du Parlement européen ? Ni à une alliance de la droite à l’extrême droite, comme le souhaite Giorgia Meloni ?

Aujourd’hui cela paraît être une chimère : l’essentiel des forces représentées refuse la construction d’une majorité. Même à l’intérieur d’ECR, il y a débat : Jorge Buxadé, tête de liste des Espagnols de Vox, a dit qu’il envisageait plutôt des convergences de votes au cas par cas.
La recomposition se fera selon ce qui sortira des urnes, mais chacun suivra son intérêt et sa tactique propres, et non une vision et une stratégie communes. Mais c’est la taille de l’assiette de ces alliances opportunistes qui leur permettront ou non de peser réellement.

Pensez-vous que la perspective d’un retour de Donald Trump à la Maison Blanche favorise les formations populistes et de droite radicale européenne ?

Trump représente l’idée du possible : si la démocratie américaine se transformait en régime illibéral, cela légitimerait, dans le monde entier, le fait de s’en prendre à l’Etat de droit. Ça banaliserait l’offre des extrémistes sur le marché électoral. Le candidat républicain montre aussi la possibilité d’accentuer encore une dérive autoritaire des Etats démocratiques. Je m’explique : quand Trump déclarait, il y a quelques semaines, qu’il serait « dictateur » mais « juste le premier jour », il montrait la possibilité d’une surenchère dans l’offre autoritaire.

D’ailleurs, pour se banaliser, les extrêmes droites européennes ont beaucoup travaillé à dire qu’elles n’étaient pas des césarismes, mais des partis se proposant non d’instituer de nouveaux régimes, mais d’avoir une bonne gouvernance. C’était le sens du slogan de Marine Le Pen en 2022 : « Remettre de l’ordre en France en cinq ans ». Sous-entendu : on fait tourner la boutique, on vous rend les clés des institutions à la fin du mandat.

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