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Égyptomanie et suprémacismes raciaux

Propos de Jean-Loïc Le Quellec recueillis par Youness Bousenna, « La fascination pour l’Egypte antique crée une mythologie qui nourrit des pensées suprémacistes », Le Monde, 30 juin 2004, à propos de son ouvrage Nos ancêtres les pharaons. Cinq siècles d’illusions sur l’Égypte ancienne (Paris, Détour, 2024).

 

Pourquoi vous êtes-vous penché sur les mythes colportés sur l’Egypte ?

Jean-Loïc Le Quellec : L’instrumentalisation de l’archéologie pour créer des mythes m’intéresse depuis longtemps, mais le déclencheur de ce livre remonte à l’énorme buzz créé par les propos tenus par le rappeur Gims, qui, dans un entretien en avril 2023 [sur la chaîne YouTube « OuiHustle »], affirmait que l’Egypte antique possédait l’électricité. Comme une majorité de gens, j’ai d’abord ricané. Puis je me suis mis à suivre le torrent de réactions suscitées par ce propos.

Très vite, deux interrogations m’ont donné envie d’aller plus loin. D’abord, celle de l’origine d’une telle croyance, que Gims n’avait certainement pas inventée. Ensuite, je voulais explorer les raisons expliquant que cette ânerie ait déclenché un mépris qui ne s’est jamais abattu sur d’autres énormités semblables, tel le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar, en 2007. Celui-ci n’a suscité qu’une indignation marginale alors même qu’il s’agissait d’une bêtise symétrique à celle de Gims : quand l’ex-président affirmait que « l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire », le rappeur soutenait, de son côté, que « l’Afrique, c’est le futur ».

Cette fascination exercée par l’Egypte porte un nom : l’égyptomanie. Quelle est la morphologie de cette croyance ?

Des Grecs, par la voix d’Hérodote [vers 484-425 av. notre ère], aux Romains – qui ont pillé des obélisques pour les rapporter à Rome –, ce goût pour l’Egypte remonte à l’Antiquité. Si le terme d’égyptomanie est attesté tardivement, en 1797, l’attrait pour les motifs égyptianisants – pyramides, sphinx, statuettes – se manifeste aussi à la Renaissance, jusqu’à prendre une ampleur sans précédent à partir de la campagne de Napoléon en Egypte (1798-1801).

Ce moment fondateur marque la vraie naissance de l’égyptomanie, nourrie par le déchiffrement des hiéroglyphes par Jean-François Champollion (1790-1832), l’ouverture du canal de Suez en 1869 ou la découverte de la tombe de Toutankhamon en 1922. La trace de cette fascination a profondément imprégné notre culture : dans d’innombrables villages français, c’est un obélisque qui sert de monument aux morts.

Cette égyptomanie se nourrit d’une association récurrente dans nos imaginaires, selon laquelle les grands monuments sont forcément le fait de grandes civilisations. A cette grandeur visible s’ajoute un ésotérisme vivace, fondé sur l’idée d’une décadence continue des civilisations depuis la grandeur incarnée par l’indépassable sommet qu’aurait constitué l’Antiquité égyptienne.

Les divinités à tête animale, les sarcophages et les hiéroglyphes attesteraient d’une science sacrée, tenue secrète et qui nous serait devenue inaccessible. L’aura orientaliste acquise par ces grands mystères égyptiens donne lieu à une série de conceptions ayant conduit les occultistes à la recherche de cette science sacrée, et les francs-maçons à orner leurs temples de décors « pharaoniques » par exemple.

De ce même substrat naîtront deux courants aux antipodes, ceux de « l’Egypte blanche » et de « l’Egypte noire ». Quand ces appropriations apparaissent-elles ?

Une première branche provient des savants blancs occidentaux et distingue une Egypte « caucasienne » d’une Afrique « noire » incapable de produire la moindre grande civilisation. Les tenants de cette vision, qui va irriguer la croyance de supériorité raciale des suprémacistes blancs, entendent démontrer que les ancêtres de la civilisation occidentale constituaient les classes royales de l’Egypte antique, où les Noirs n’auraient été qu’esclaves. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, l’égyptologue américain d’origine anglaise George Robin Gliddon (1809-1857) ponctuait ses conférences par un démaillotage de momies afin de montrer leur origine « caucasienne ».

Sous l’impulsion d’anthropologues britanniques, ce courant prendra le visage d’un « panégyptianisme », qui est une forme d’hyperdiffusionnisme consistant à ne voir les évolutions culturelles qu’à travers cette matrice originelle. Un des principaux promoteurs de cette idée sera l’archéologue Grafton Elliot Smith (1871-1937), dont les livres entendent démontrer que l’Europe a été civilisée par l’Egypte ancienne, tout en défendant la supériorité du Blanc sur le Noir.

Il est frappant de constater que le courant afrocentriste puise dans les mêmes arguments, mais en les inversant…

En effet, ce mythe blanc a été inversé par les Afro-Américains abolitionnistes. Des pasteurs noirs vont défendre la thèse similaire de l’Egypte comme sommet civilisationnel, mais la retourner en créant un mythe alternatif puisé dans la Bible. Ils s’appuient en particulier sur les figures noires de l’Ancien Testament que sont Cham (ancêtre légendaire d’Afrique du Nord) et Kouch (celui des Kouchites, ou Nubiens), deux descendants de Noé, pour identifier des ancêtres fondateurs de l’Egypte antique.

Gims a directement repris cette construction lorsqu’il a affirmé : « A l’époque de l’empire de Kouch, il y avait l’électricité. »Une telle conception a survécu dans certaines formes d’afrocentrisme, courant pluriel qui a émergé au XXe siècle en vue de réécrire l’histoire du continent depuis une perspective propre, dont certaines branches racistes, voyant par exemple la supériorité noire dans la mélanine et affirmant que les Blancs seraient des albinos boutés hors d’Afrique, vont utiliser le mythe de l’Egypte noire dans une visée également suprémaciste.

Le mythe égyptien nourrit donc des suprémacismes blanc et noir ?

Ces deux discours construits sur une archéologie romantique, hérités d’une science du XIXe siècle essentiellement raciste, rencontrent les débats sociétaux brûlants touchant aux inégalités raciales, en particulier aux Etats-Unis, créant un cocktail inflammable.

Cet égyptocentrisme se retrouve dans des récits absurdes, comme celui d’un peuplement originel de l’Amérique par les Egyptiens. Cette légende, activée par un article de 1909 relatant la découverte de momies dans une grotte du Colorado, va traverser le siècle jusqu’à se retrouver portée par Frank Joseph, journaliste et cofondateur du Parti nazi américain.

Cette thèse reste aujourd’hui encore très populaire. Il en existe une variante affirmant que les Egyptiens auraient précocement peuplé l’Australie. Cette théorie s’appuie sur le documentaire The Egyptian Connection (1995), de Paul White, accessible sur YouTube, qui présente de prétendus hiéroglyphes trouvés sur des parois près de Kariong, dans un parc naturel au nord de Sidney, et assimilés à une prophétie tournant autour d’Anubis, dieu de la mort.

Cette croyance est par exemple propagée par l’Ecole khémite de mystique ancienne, une association promouvant une approche ésotérique de l’Egypte antique et bricolant des thèses inspirées du New Age. L’interprétation symbolique de ces hiéroglyphes multiplie les entorses à la scientificité. Il n’empêche : même lorsqu’ils sont réfutés sans appel, la popularité de ces mythes reste énorme. Ainsi, des dizaines de visiteurs viennent chaque semaine se ressourcer auprès des parois de Kariong…

Quelles formes prend ce suprémacisme du côté de l’Egypte noire ?

Il existe un courant égyptocentriste qui revendique une ascendance égyptienne comme étant celle de tous les Noirs. L’écrivain sénégalais Cheikh Anta Diop (1923-1986) aura un rôle central dans la diffusion de ces idées avec son ouvrage célèbre Nations nègres et culture. De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de l’Afrique noire d’aujourd’hui (1954). Cet égyptocentrisme nourrit des théories racistes réécrivant l’histoire du monde à travers la prééminence des Egyptiens noirs, qui, pour certains idéologues, auraient été biologiquement supérieurs aux Blancs.

Ce courant est représenté par le Franco-Béninois Kémi Séba, converti au kémitisme (spiritualité syncrétique inspirée par celle de l’Egypte antique) après un voyage en Egypte. Ce dernier, qui revendique l’influence de Cheikh Anta Diop, soutient dans son récent Philosophie de la panafricanité fondamentale (Fiat Lux, 2023) la thèse d’un peuplement initial noir de l’Amérique.

Kémi Séba est également un grand lecteur de René Guénon (1886-1951), figure centrale de l’ésotérisme au XXe siècle. Il reprend de cet auteur, lui-même converti à l’islam et qui a fini sa vie en Egypte, une lecture de l’histoire selon laquelle notre monde ne serait que la dégradation d’anciennes cultures supérieures, dépositaires d’une tradition primordiale dont les religions actuelles garderaient une trace dans leur version ésotérique. Ces variations demeurent obsédées par le même schéma, consistant à ancrer une quête identitaire dans le retour à une origine unique caractérisée par une pureté imaginaire.

Parmi ces légendes, d’où vient celle des pyramides électriques qui a nourri le propos de Gims ?

Il faut d’abord souligner l’égyptomanie très prégnante dans le rap, qui se retrouve par exemple chez les membres du groupe IAM : Kephren, Khéops et Akhenaton – qui a lui-même confié l’influence sur son parcours des écrits de Cheikh Anta Diop et de Malcolm X (1925-1965). Quant à la théorie farfelue de l’électricité dans les pyramides, cette idée existe depuis le XIXe siècle, colportée par les courants ésotéristes, comme dans l’ouvrage Isis dévoilée (1877), de l’occultiste Helena Blavatsky (1831-1891).

L’hypothèse repose sur le supposé mystère de l’éclairage des pyramides, qui ne pourrait s’expliquer qu’avec l’électricité. Malgré sa réfutation – une chercheuse de Cambridge a consacré en 2018 une thèse entière aux techniques d’éclairage de l’Egypte antique –, cette légende continue de connaître une grande postérité, notamment sur YouTube.

Les connaissances établies n’empêchent pas la persistance de cette idée au cœur du mythe égyptien : cette civilisation aurait possédé une connaissance sacrée et secrète formant un mystère qu’aucune approche scientifique ne pourra percer. Les conceptions de ce type peuvent sans doute faire sourire, mais il convient d’être conscient des idéologies qu’elles alimentent et véhiculent.

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