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Contre-cultures et héritages réactionnaires

masque à gaz source laetitiaandsebastien.blogspotPropos de Stéphane François recueillis par Jean-Baptiste Malet, « Le Bloc Identitaire se place dans la continuité du régionalisme d’extrême droite », Golias, 7-13 mars 2013, pp. 2-5.

Les cadres identitaires Fabrice Robert ou Philippe Vardon affirment parfois que le Bloc identitaire est « le parti de l'étoile polaire ». S'agit-il selon vous d'une référence cachée à la pensée du théoricien fasciste Julius Evola qui emploie la notion à plus de cinquante reprises dans son essai Révolte contre le monde moderne ?

Stéphane François : Tout d’abord, je voudrais revenir sur un point : Evola n’était pas un « fasciste ». Il est resté un marginal du régime. Son « surfascisme », développé dans Impérialisme Païen, doit plutôt être vu comme une défense des valeurs aristocratiques et hiérarchiques… D’ailleurs Evola ne fut jamais encarté au Parti National Fasciste. Comme le reconnaît le spécialiste de la question Anthony James Gregor, il est impossible de considérer Evola comme un fasciste, ni même comme un néofasciste, même s’il eut le soutien de quelques-unes des personnalités les plus dures du régime mussolinien. Il doit plutôt être vu comme un réactionnaire radical, un point de vue reconnu à l’extrême droite. Ses modèles étaient davantage les anciens ordres de chevalerie, ainsi que les mouvements spiritualo-politiques, en particulier par la Légion de l’archange Saint Michel, plus connu sous le nom de la Garde de Fer… De fait, il n’accéda à une sorte de reconnaissance officielle de la part du régime fasciste qu’en 1941, peu de temps avant la crise de celui-ci, lorsque Mussolini approuva publiquement sa Synthèse de doctrine de la race, pour démarquer ce qui fait la romanité du racisme biologique nazi.

Concernant le second point : on peut faire une lecture à plusieurs niveaux d’interprétation : Il est vrai qu’Evola est très lu dans les milieux identitaires (tant au Bloc Identitaire, qu’à Terre et peuple ou chez Réfléchir et Agir), on ne peut pas le nier. On peut donc penser fort légitimement que cette référence à l’étoile polaire vient de là. D’ailleurs, elle a été vulgarisée auprès du grand public en 1977 par Alain de Benoist dans Vu de droite. Mais on peut aussi en voir une autre, qui ne s’oppose pas à la première : l’étoile polaire indique le Nord, donc la bonne direction, la bonne voie. Le Bloc s’identifie à cette étoile polaire : il est là pour montrer la bonne voie, pour éveiller les consciences (sous-entendu la bonne voie politique)…

Parmi les références incontournables des cadres identitaires, qu’il s’agisse du député italien de la Ligue du Nord Mario Borghezio, ou des rayonnages de la librairie d’extrême droite du Paillon à Nice tenu par Benoît Loeuillet, on retrouve Julius Evola. Qu’est-ce qui distingue les théories « évoliennes » de celle de l’extrême droite française traditionnelle ?

Evola était un nostalgique de l’Empire carolingien… Il défendait la sacralité impériale et la germanité, un fédéralisme à l’échelle européenne, ainsi qu’une conception large de la civilisation européenne, et non pas restreinte à la seule composante aryo-nordique chère aux nazis/néonazis, même s’il a lu et apprécié les thèses du raciologue Hans F. K. Günther. Il promouvait aussi un idéal supranational. En fait, cette conception européaniste se distingue du nationalisme étroit d’un grand nombre de formations extrémiste de droite, notamment française.

En outre, son « paganisme » l’éloignait des formations catholiques. Tout ceci en fait une référence de choix pour des ethno-régionalistes comme le Bloc Identitaire. Ceci dit, la référence évolienne a été aussi importante pour la Nouvelle Droite et pour les nationalistes-révolutionnaires. Ces deux courants figurent à l’origine du Bloc Identitaire : la Nouvelle Droite fut la première a insisté à la fois sur le régionalisme et sur la préoccupation identitaire ; les nationalistes-révolutionnaires furent à l’origine d’Unité radicale, l’ancêtre directe du Bloc Identitaire…

Il y a-t-il selon vous des fractures fortes entre les différents héritages de l’extrême droite française, de la pensée maurassienne, à celle plus ésotérique de René Guénon ayant lui-même était proche d’Evola ?

Dire que Guénon a été proche d’Evola n’est pas tout à fait vrai : Si Guénon fut une référence pour Evola, on ne peut pas dire qu’ils furent proches : leurs relations étaient tendues et Guénon s’éloignait d’Evola sur un certain nombre de thèmes, dont le racisme, l’antisémitisme (Guénon considérait que le judaïsme participait pleinement à la « tradition » occidentale), et la relation à avoir avec la franc-maçonnerie…
Sinon : oui, il y a des lignes de fractures fortes entre les différents héritages de l’extrême-droite française, comme le rapport au jacobinisme et au régionalisme ; le rapport au christianisme et au néopaganisme ; le rapport à l’économie ; la récupération de certaines thèses issues de l’extrême gauche, etc.

De fait, le monde de l’extrême droite est un monde éclaté de groupes divers, de schismes, de scissions, de ruptures, un peu comme l’extrême gauche d’ailleurs. Toutefois, si ces lignes de fracture provoquent des conflits entre les différentes tendances de l’extrême droite, il ne faut pas oublier que des passerelles sont parfois maintenues et des convergences peuvent exister sur des points ponctuels, en fonction des stratégies des uns et des autres…

Peut-on dire que ce qui les rassemble in fine, c’est leur matrice anti-Lumières ?

Oui, il s’agit d’un thème fédérateur qui apparaît de différentes façons : rejet du libéralisme (politique et philosophique), défense de la différence et du régionalisme (qui sont des résurgences de la pensée contre-révolutionnaire d’un Joseph de Maistre), refus des « sociétés ouvertes », refus de l’individualisme (qu’ils appellent « atomisme »), etc. Il ne faut pas oublier, selon la typologie de René Rémond que l’extrême droite est issue de la droite légitimiste, c’est-à-dire en grande partie de la droite contre-révolutionnaire, même si on peut débattre des origines idéologiques de la « droite révolutionnaire », et des mouvements fascistes ».

Le Bloc Identitaire développe un discours sur l’enracinement local, à consonance écologiste anti-Lumières.

Selon vous, est-ce pour « récupérer » une thématique classée à gauche dans l’imaginaire populaire – comme Marine Le Pen a pu se revendiquer de la laïcité pour promouvoir son discours – ou est-ce au contraire une fidélité de cette mouvance d’extrême droite à ses racines idéologiques ?

Non, le Bloc Identitaire se place dans la continuité du régionalisme/localisme d’extrême droite. Il se place à la fois dans la continuité du Yann Fouéré de L’Europe aux cent drapeaux et d’ethnorégionalistes comme Jean Mabire, qui lui-même se plaçait dans la continuité d’auteur comme l’ex SS Saint-Loup ou du régionaliste d’extrême droite Olier Mordrel. Le Bloc se place aussi dans la filiation de la Nouvelle droite, l’une des grandes écoles de l’extrême droite a avoir abandonné le nationalisme au profit de la promotion de l’enracinement et du régionalisme.

En fait, le régionalisme, en France, n’est pas naturellement de gauche : les premières tentatives, à la fin du XIXe siècle et au début du suivant viennent de milieux romantiques qui s’opposaient à la politique assimilationniste de l’Etat jacobin (que Mabire appelle dans plusieurs textes « l’Etat totalitaire français »). Maurras, chantre des « patries charnelles » était un félibrige ne l’oublions pas. Le Parti National Breton de Mordrel parlait déjà dans les années trente de « libération du peuple breton ». La gauche a découvert le régionalisme dans les années soixante…

En fait, la principale erreur est de prendre le jacobinisme de partis comme le front national pour l’ensemble du discours extrémiste de droite, en oubliant qu’il existe d’autres conceptions, d’autres discours dont certains défendent des positions régionalistes depuis très longtemps.

Vous avez publié un livre passionnant, L’écologie politique, une vision du monde réactionnaire ? dans lequel vous rappelez l’incroyable complexité et diversité idéologique de l’écologie politique. Dans ses sensibilités très diverses allant du progressisme au conservatisme, pensez-vous qu’un discours écologiste peu élaboré, enclin à critiquer l’héritage des Lumières, porte en lui les germes d’une dérive réactionnaire ?

Je vous remercie de votre appréciation ! Je répondrai que oui, sachant que ce propos fera polémique. Voici pourquoi : notre conception de la démocratie et de la liberté provient en droite ligne des Lumières. Refuser les Lumières, c’est donc aussi refuser les valeurs sur lesquelles sont fondées notre démocratie… Refuser les acquis des Lumières, c’est souvent se placer, y compris de façon inconsciente, se placer dans une logique contre-révolutionnaire (à prendre dans une acception universitaire, c’est-à-dire une catégorie de l’histoire des idées, et non pas dans un sens péjoratif). Pour faire simple, je prends le terme « réactionnaire » dans le sens défini par Joseph de Maistre, c’est-à-dire comme une révolution contraire.

Dans les faits, cette « révolution contraire » s’exprime parfois par des pratiques antimodernes (c’est-à-dire anti-Lumières), voire même franchement réactionnaires (au sens commun), présentées sous le vernis de nouvelles alternatives de développement. Le régionalisme, par son refus de l’Etat-nation issu de 1789 relève de la pensée réactionnaire qui faisait l’éloge des « nations » régionales, les « patries charnelles » de Maurras… On a d’ailleurs vu certains écologistes connus, positionnés initialement à gauche de l’échiquier politique, développer des positions de plus en plus réactionnaires par refus de la modernité issue des Lumières, provoquant le trouble chez leurs lecteurs…

Que penser dès lors des écologistes, pourtant traditionnellement classés à gauche, qui critiquent radicalement le système démocratique et considère que seule une minorité agissante est à même de relever les défis et les urgences environnementales ?

Qu’ils sombrent dans un technocratisme antidémocratique hérité de Platon : ils refusent la souveraineté du peuple au profit d’un régime dirigé par une élite éclairée. Ce qui est amusant, c’est qu’ils se réclament du peuple, mais cherchent à s’en débarrasser dès que le peuple refuse d’abonder dans son sens. Ceci dit, le coup des élites éclairées dirigeant un peuple stupide et incapable de se prendre en main est une vieille antienne : on la retrouve chez Auguste Blanqui, chez certains anarchistes misanthropes comme l’a mis en évidence Arnaud Baubérot. Elle a aussi fait les beaux jours du parti communiste français, qui avait mis en place le fameux « centralisme démocratique »…

Ceci dit, cette défense d’une forme de « dictature éclairée » est une vieille idée : Hans Jonas n’était pas hostile à un régime d’experts, en l’occurrence de scientifiques, nécessaire selon lui, pour favoriser le développement durable et pour limiter la croissance économique, voire même, dans certains cas, la stopper. En effet, Jonas doute de la capacité de la démocratie à mettre en place une éthique de la responsabilité et préfère s’en remettre à une élite éclairée.

Des figures médiatiquement consensuelles comme celles de Pierre Rhabi et son mouvement des Colibris fustigent la modernité, critiquent le fonctionnement de la démocratie, ou prônent les pédagogies Steiner. Peut-on dire que par certains positionnements anti-Lumières cette mouvance se distingue de l’écologie politique de la gauche républicaine ?

Oui, clairement. Comme je l’ai dit précédemment, refuser les Lumières, c’est refuser les fondements de notre système démocratique. Le modèle proposé s’éloigne de la gauche républicaine et de ses valeurs. Là, en l’occurrence, nous sommes dans une volonté de quitter le monde issu de 1789. Par contre, il est intéressant de noter que, s’ils critiquent le fonctionnement de la démocratie et fustigent la modernité, ils sont beaucoup plus flous en ce qui concerne leur projet de remplacement… Une société organique de petites communautés ? Avec quel mode de fonctionnement ? Une assemblée démocratique ou une régence d’expert ?, Qu’est-ce que, concrètement, « la sobriété heureuse » ? etc. L’idée d’une société organique de petites communautés est très à la mode dans les milieux anarchistes/libertaires, mais elle relève d’un imaginaire conservateur de défense des corps intermédiaires…

De fait, ces milieux, de gauche ?, font la promotion d’une forme de « société fermée » dans les milieux de gauche, ou du moins écologistes. Pour certains d’entre eux, comme Pierre Rabhi, on peut se demander s’il ne serait pas plus juste de le considérer comme un anarchiste de droite par son scepticisme vis-à-vis de la Révolution française, par son refus de l’État et par sa promotion des corps intermédiaires et des « petits peuples »…

En outre, ces milieux soutiennent l’idée selon laquelle les personnes des « sociétés traditionnelles » qui possèdent peu de choses ne sont paradoxalement pas « pauvres », leur richesse venant d’un réseau dense de relations sociales à la fois familiale et communautaires. Là encore, on a un discours qui relève avant tout d’un imaginaire conservateur, romantique, même s’ils reconnaissent être influencés par les thèses de l’anthropologue américain Marshall Sahlins, ainsi que par les thèses des premiers sociologues sur l’anomie sociale et la défense des « communautés » (qui étaient d’ailleurs influencés, du moins en ce qui concernent les Français, par Maistre et Bonald).

Le journal La Décroissance lui-même est désormais sévèrement condamné par de très nombreux cadres écologistes de gauche. La violence de ce journal à l’égard de la classe politique, et sa complaisance à l’égard de figure néo-droitière comme celle de Patrice de Plunkett, est-elle selon vous révélatrice des racines réactionnaires de l’écologie politique que vous évoquez dans votre essai ?

Je ne lis que très rarement La Décroissance, car justement je le trouve à la fois mauvais et très complaisant à l’égard de certaines thèses réactionnaires ! Par contre, je ne vous répondrai pas par l’affirmative : il existe toute une filiation écologiste dont la genèse est à chercher dans les milieux libertaires ou de gauche… Ceci dit, ce genre de propos, ce « conservatisme des valeurs », comme ceux développés par La Décroissance, est révélateur des dérives de certains, voire de l’inconscient conservateur/réactionnaire de certains militants.

Puisque vous vous référez à mon ouvrage, je parle de cette filiation au début de celui-ci, mais je ne développe pas cette idée, celle-ci étant très étudiée : j’ai juste fait des renvois car je ne voyais pas l’intérêt de le refaire. Par contre, ce qui est étonnant, c’est que tous les écologistes qui attaquent mon ouvrage passent à côté de ce développement… L’inconscient (ou la mauvaise foi) de certains est étonnant.

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