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Pauvres en migration, globalisation des économies et affaiblissement des modèles intégrateurs

Des hiérarchies territoriales autres

Notaires informels : des profils circonstanciels

L’institution des pouvoirs sur ces territoires des circulations est fort différente de celle des Etats-nations, des sociétés de sédentarité. Les « notaires informels », témoins et gardiens des paroles échangées lors des cooptations, disposent d’un pouvoir bien réel, mais tributaire d’équilibres délicats : disons succinctement que l’étendue de leur influence dépend de leur capacité d’entretenir des relations avec les pouvoirs locaux, politiques et policiers, avec les représentants officiels des Etats d’origine des populations de migrants, avec leurs représentants religieux, avec des milieux commerciaux de l’officialité et de la subterranéité, avec encore les milieux troubles des divers trafics criminels. Ils disposent en quelque sorte d’un statut qui les situe au-delà des exigences de l’honneur engagé dans les échanges d’oralité, par le fait même qu’ils ont souvent à protéger l’éthique des réseaux de migrants commerçants de celles –si l’on peut dire- des réseaux mafieux et/ ou criminels ; ils sont à cheval sur de nombreuses frontières de normes et d’intérêts. A la fois craints par leurs divers partenaires, leur alliance est recherchée par tous : si, à une extrémité de l’organisation sociale et politique, les sphères de l’officialité espèrent ainsi maîtriser le caractère profondément subversif de ces formes sociales peu saisissables et sans institutions territorialisées -inadmissibles contre-modèles, les réseaux mafieux, eux, en attendent une aide, envieux qu’ils sont de leurs capacités de circulation.

Mais il s’agit bien d’équilibres entre eau et feu : l’institutionnalisation étatique et le cloisonnement extrême des réseaux mafieux sont essentiellement différents et les transmigrants ne peuvent participer qu’aux activités des uns ou des autres. Les « notaires informels », ces hommes investis de pouvoirs uniques dans les cooptations des circulants et les régulations de leurs activités comme de leurs mobilités, disparaissent dès lors qu’ils ne maintiennent plus l’équilibre entre attaches diverses, qu’ils s’associent trop ouvertement à l’un ou l’autre de leurs partenaires. Jusqu’en 1997, alors que l’Italie et l’Espagne n’hébergeaient pas de centralités des réseaux, mais des circulations, des passages, et supportaient essentiellement une migration récente de main d’œuvre ouvrière, les cas d’exclusion de « notaires informels » que nous avons eus à connaître concernaient des Algériens à Belsunce en 1989-1990, trop attachés au F.L.N. et à l’Amicale des Algériens en France : le Front Islamique du Salut, relayé par des trabendistes, tentait de placer ses propres hommes dans ces positions de pouvoir. Pendant quelques mois des personnes liges tentèrent de maintenir les équilibres des réseaux. Peine perdue, les transactions et les partenariats se multipliaient, pour le plus grand développement des réseaux en cours de mondialisation, Polonais, Bulgares, Turcs, Italiens.

Le repli islamiste que supposait ce profil nouveau des « notaires informels » fut refusé : il contrecarrait la nécessaire ouverture des uns et des autres vers une éthique de la parole intermédiaire aux diverses croyances, aux nombreuses origines et donc il gênait le développement, l’expansion des réseaux vers l’internationalité. La mosquée qui avait supplanté les bistrots de la Canebière comme nouveau lieu des rencontres avec les notaires informels garda sa fonction, mais ceux qui s’imposèrent majoritairement (3 sur 5 identifiés par nos enquêtes à Marseille) furent désormais et jusqu’en 1995 environ, des hadjs Sénégalais, beaucoup plus ouverts aux altérités de leurs partenaires, et non moins proches des pouvoirs policiers locaux (Daouda Koné, 1996). Ils représentaient de plus une manifestation nouvelle et en plein essor des réseaux de circulants, de diverses origines africaines subsahariennes, vers la France et l’Angleterre, via le Maroc et l’Espagne. Ces troubles parmi les notaires informels, même s’ils durèrent peu, suffirent pour introduire en Espagne et en Italie, qui commençaient à héberger des réseaux de migrants commerçants, de grandes confusions dans la différenciation entre réseaux de migrants commerçants et réseaux mafieux. Les Marocains qui, depuis le début des années 90, développaient une migration puissante, peu concernés dans leurs transactions par les réseaux africains, isolèrent, dans leurs nouvelles installations en Espagne, ceux qu’ils appelèrent désormais en arabe « les bandes noires », pour le plus grand malheur des migrants africains subsahariens sans papiers condamnés à un supplément de solitude.

De nouveaux « notaires informels » apparurent, de Milan à Marrakech, tous entrepreneurs de l’officialité ayant réussi dans des activités préalables de migrants commerçants, mais dans une diversité de gestion extrêmement contrastée des espaces sous leur « juridiction morale », reflétant comme jamais auparavant la réalité des compositions, des négociations, entre territoires circulatoires et territoires locaux. De telle sorte que, depuis les accords de Schengen, apparaissent des « frontières » originales différenciant des pratiques des réseaux en même temps qu’identifiant une « carte » des transmigrations en Europe sans coïncidence avec les totalités nationales et leurs frontières historiques.

La gestion des confins

D’Algésiras à Marseille la frontière que reconnaissent les réseaux de transmigrants est autour d’Alicante : là se rejoignent les Algériens venant par Oran, les Marocains et les populations subsahariennes passant par le détroit de Gibraltar. Alicante, avec Valencia, est un débouché historique de Madrid vers la Méditerranée. Cette ville, porte méridionale de la Catalogne, développe une rare capacité de gestion pacifique des cosmopolitismes, l’aventure de l’aller-retour des Pieds-Noirs en Algérie (Juan-David Sempere, 1999) les représentations festives valorisantes des « Maures » lors des fêtes semestrielles des Moros i Cristianos alors même que vers Alméria, 200 km plus au sud, en Andalousie, les populations locales commettaient en 200014 des exactions xénophobes contre les migrants Marocains, cette ville accueille environ trente « bazars », commerces de produits divers, tenus par des Marocains et des Algériens ; ces boutiques, proches du port, sont associées à une quarantaine d’autres, dans la petite ville de Crevillente, à trente kilomètres à l’Ouest le long de l’autoroute menant de Marseille à Algésiras.

Cette centralité nouvelle, depuis 1997, des réseaux commerciaux, s’institue « frontière des commerces propres », selon les dires de deux « notaires informels » rencontrés longuement à Murcia et opérant sur cette « centralité-frontière ». Au Sud, nous avons rencontré trois de ces notaires, institués tels lors de la période de gestion « africaine » des réseaux : deux d’entre eux, à Grenade et à Malaga, ont facilité, en accord évident avec les polices locales et les polices marocaines, les trafics de jeunes femmes marocaines pour la prostitution15 sur la Costa del Sol et les grandes villes du Sud Espagnol, les trocs entre marchandises revendues sur les marchés publics -chaussures de sport, vêtements- et haschich « remonté » du Rif marocain par quintaux, le contrôle des Hollandais livrant la cocaïne aux prostituées et aux boîtes de nuit.

Ils contribuent à l’institutionnalisation, à l’intérieur de l’espace Schengen, de zones troubles, de confins, comme en identifient des chercheurs italiens dans la région de Trieste ou de Barri, en Sicile, à Naples et dans des faubourgs milanais et bien sûr, dans les Balkans, dans la « zone trouble », quasiment sans Etat, de l’Albanie du nord, de l’ouest du Kosovo et de la Macédoine, et du sud-ouest de la Serbie où le wahhâbisme fait florès depuis quelques années. Les tensions entre la Communauté Européenne et le Maroc à propos des passages d’Africains subsahariens, et de l’apparition à Rabat, Casablanca et Tanger, des premiers villages urbains africains, ne sont qu’une expression des problèmes beaucoup plus vastes et criminels du Sud de l’Espagne. Les commerçants transmigrants évitent cette zone, la traversent, d’Alicante ou de Murcia à Algesiras ou Tarifa sans halte, de craint d’être trop vigoureusement contactés pour des participations à des activités mafieuses.Quant aux Balkans, les flottes anglaise et nord-américaine sont présentes le long des côtes de l’Albanie et du Monténégro pour surveiller les trafics sans grands effets.

D’Alicante à Marseille fonctionnent toujours les réseaux sous la forme paisible précédemment décrite ; des centralités locales scandent ces espaces en autant d’étapes avec leurs désormais classiques concentrations résidentielles communautaires, et leurs commerces locaux, à Valencia, Tarragone, Barcelone, Perpignan, Montpellier, Nîmes, …. La séparation avec les réseaux de trafic de produits d’usage illicite y est nettement pratiquée.

A l’est, dans les Balkans, les itinéraires parcourus par les Albanais et les Afghans qui quittent la migration transnationale pour celle, classique, de la migration vers des centres d’emplois, surtout en Grande Bretagne et en Allemagne, via l’Italie du Sud, l’Albanie et la Grèce, sont ceux des passages de l’héroïne. Au point où en sont mes enquêtes actuelles, je puis affirmer que ces migrants ne sont pas utilisés comme passeurs lors des traversées navales, mais, parvenus en Italie, comme distributeurs non revendeurs (transports péri et interurbains) de la drogue. Mais il n’y a plus là de notaires informels ; nous sommes dans l’exploitation de l’errance des migrants par les formations mafieuses…

Révélateurs et acteurs de ces transformations de fait, les réseaux de transmigrants entrepreneurs commerciaux participent de l’accélération contemporaine des circulations mondiales, mais d’une mondialisation autre . Saisissant les opportunités de libéralisation des circulations, nécessaires à la mondialisation opérée par les acteurs de l’officialité à partir de leurs compétences techniques, les migrants que nous évoquons dans cet article affirment d’abord une compétence sociale, relationnelle, signalant une nature antagonique de leurs réseaux avec ceux des économies et des rationalités de l’officialité16.

En ce sens dès aujourd’hui, et probablement en préalable à de profondes transformations des ordres nationaux historiquement institués, ils sont aussi dérangeants pour le monde qu’ils le sont pour les Etats-nations.

Φ

Des dispositions méthodologiques favorables à la visibilisation et à l’analyse des transmigrations

La socio-anthropologie que je propose, d’inspiration compréhensive et phénoménologique, vise à saisir l’expression actuelle de mouvances (en premier lieu les populations de migrants) s’incarnant dans des espaces et des territoires transnationaux et perpétuant les tensions de leurs mobilités et de leurs ancrages. L’identification de l’étendue de leurs échanges, de leurs spécificités identitaires comme de la généralisation de leurs formes sociales nouvelles, la mise en évidence des proximités internes et externes comme autant de réseaux précisément spatialisés au-delà des contours administratifs, techniques et politiques nationaux, passent par la description et l’analyse des interactions sociales et des contextes favorables à leur venue à expression.

Ainsi apparaît une topique des espaces de la transmigration, que j’ai dénommée « territoire circulatoire » qui fédère l’ensemble des articulations entre situations d’interaction vécues le long des itinéraires. Cette approche est processuelle et valorise les temps -échanges, circulations, transactions, interactions, mémoire, – plus que les lieux. Espace et temps se conjuguent pour suggérer des proximités sociales à condition de ne mesurer (‘paramétrer’) ni l’un ni l’autre mais de saisir leurs liens comme source et symptôme d’un mouvement général : mobilités spatiales, donc sociales, donc professionnelles, donc culturelles et, évidemment temporelles dans leurs diverses manifestations. Dans la constitution des territoires circulatoires le rapport entre nomadisme et sédentarité détermine les divers phénomènes de réactivations identitaires, dans les circulations comme dans les haltes, les étapes urbaines. Les classiques approches migration/intégration-identité cèdent le pas au couple mobilité/altérité si l’on veut comprendre le sens du transnationalisme. Ainsi apparaît un paradigme de la mobilité, que j’ai abordé par un dispositif méthodologique contraignant mais source de découverte des statuts d’acteurs des migrants.

Trois rapports espace-temps systématiquement explorés dans chaque terrain de recherche m’ont permis de décrire les mouvements de ces populations, et leur sens :

l’appartenance des populations à des grandes diasporas édificatrices de couloirs transnationaux historiques : temps des brassages intergénérationnels et des grands parcours. Quelle mémoire nous attache aux parcours de nos ancêtres ?

l’histoire des mobilités résidentielles caractéristiques du cycle de vie familial et productrice des territoires locaux d’étape plus ou moins durable : quelles circonstances font que l’on se retrouve ensemble ici ?

les mobilités quotidiennes, espace-temps collectivement rythmé (entre-soi, avec les autres,…) des interactions sociales et les espaces de voisinages qu’elles déterminent. Ce niveau d’investigation exige l’exercice monographique et la présence participative dans les échanges. Il s’agit, en somme, d’une démarche goffmanienne.

Ce plan méthodologique, ce « paradigme de la mobilité » est simultanément et intégralement développé auprès des populations « étrangères » qui requièrent mon attention…. Il permet de différencier les altérités, des populations soumises à l’errance à celles caractérisées par l’intégration nationale ou encore par le nomadisme transnational.

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