L’Emprise des extrêmes droites sur le Net
Alain Chevarin vient de publier Avant les Fake News L’emprise des extrêmes droites sur le Net, Paris, L’Harmattan, 2024, avec une préface de Stéphane François que vous pouvez retrouver ci-dessous :

L’évolution, les recompositions pourrions-nous même dire, des droites radicales européennes nous pousse à réfléchir à une nouvelle approche de ces milieux. Alain Chevarin nous propose des pistes de recherche très intéressantes en se penchant sur l’usage militant du Web par l’extrême droite. Il analyse ses stratégies pour diffuser leurs idées dans des milieux sociologiquement éloignés du sien. Cette stratégie est nécessaire pour de petites formations qui ne comprennent que quelques centaines de militants : le web permet une démultiplication du militantisme. La faiblesse numérique est remplacée par un sur-activisme virtuel. En outre, il existe au sein de l’extrême droite une tendance qui refuse le jeu électoral et qui reprend la perspective gramscienne du combat culturel initiée à l’extrême droite par la Nouvelle Droite dans les années 1970.
Son livre, très documenté, est nécessaire pour comprendre la banalisation de certains thèmes d’extrême droite (remigration, racisme antimusulman, l’immigration vue comme une colonisation, etc.), dans le cadre d’une guerre culturelle. Pour ce faire, l’auteur utilise une approche chrono-thématique, qui offre une vision d’ensemble, étudiant quelques sujets très mobilisateurs : la métapolitique, l’usage des rumeurs et de la théorie du complot, la réinformation et l’usage stratégique du confusionnisme (les deux dernières catégories relevant de ce que l’on appelait par le passé de la « propagande », savant mélange de faux et de vrai et surtout de thèmes d’extrême droite édulcorés fusionnant avec des références apolitiques ou de gauche/extrême gauche). Il s’agit donc également d’une étude sur l’usage par l’extrême droite de la « bataille des idées », abandonnée semble-t-il par une gauche à bout de souffle, à bout d’idées mobilisatrices et perdue dans des guerres picrocholines.
Une étude approfondie montre que ces usages relèvent de la désinformation. Celle-ci peut être définie comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse. Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Guy Durandin distingue six éléments caractérisant la désinformation : la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information.
La désinformation a été fréquemment utilisée durant la Guerre froide, dans le cadre de la guerre « antisubversive », théorisée et mise en pratique par les milieux anticommunistes, nationalistes, ou se battant contre l’indépendance des pays colonisés de l’après Seconde Guerre mondiale, afin de donner une image, soit négative, soit positive, d’une idéologie, d’un régime ou d’un État : image négative de l’URSS et du communisme, image négative des fellaghas algériens durant la guerre d’Algérie, image positive du régime raciste sud-rhodésien ou du système de l’apartheid sud-africain (et a contrario image négative des membres de l’ANC (African National Congress), dont Nelson Mandela, présentés comme des terroristes), etc.
De nos jours, la pratique de désinformation provient principalement d’« agences de presse » issues de groupes extrémistes de droite, comme le montre ici Alain Chevarin, cherchant à se présenter comme neutres, tel Novopress du Bloc identitaire. L’objectif actuel fait par l’extrême droite est de diffuser des informations réelles, mais tronquées ou manipulées, dans un sens favorable aux idéaux de ces groupuscules, voire de les faire passer comme provenant d’une source amie ou neutre, afin : 1/ d’imposer un point de vue ; 2/ d’influencer une opinion ; 3/ d’affaiblir un ennemi. Ces sites de désinformation se présentent également par un jeu de permutation comme des sites alternatifs, de « ré-information », la désinformation étant selon eux le fait des médias « officiels ».
Cette stratégie est parfois qualifiée de « confusionnisme ». Concrètement, il ne s’agit pas de propos confus tenus par des personnes ayant une culture politique lacunaire ou superficielle (quoique dans certains cas…). Au contraire, il s’agit délibérément de semer une confusion intellectuelle chez le récepteur -lecteur ou auditeur- de ces discours, en associant faits réels, références de gauche et manipulation assumée. Cela a pour résultat de banaliser ces discours, de diffuser des thèmes politiques ou des éléments de langage auprès de personnes extérieures à l’extrême droite. Il s’agit de gagner la guerre des idées, avant celle de l’arène politique. N’oublions pas que le concept de « dédiabolisation » a été forgé à la fin des années 1980 par le Front national. Aujourd’hui, une part non négligeable de nos concitoyens considère que ce parti, devenu, entre-temps le Rassemblement national, est devenu fréquentable…
La principale stratégie de communication des groupes ou sites étudiés par l’auteur peut être définie par ce que nous appelons une forme de « gramscisme numérique ». Celle-ci, comme son nom l’indique, s’inspire des thèses du théoricien politique italien Antonio Gramsci, appliquées à l’univers numérique. La fonction de la présentation gramscienne, dans le discours extrémiste de droite, relève de l’investiture : elle consiste à se sanctionner et sanctifier, en se faisant connaître et reconnaître dans une différence stratégique et doctrinale socialement acceptable. Elle a aussi pour objectif de faire connaître ces partis, groupes ou sites auprès de l’opinion publique, ainsi que de leur donner une façade de légitimité, d’échanger une image négative contre une « bonne image » de marque, respectable. Ces militants tentent, via un activisme tout azimut sur la Toile, d’imposer une hégémonie culturelle, en passe d’être réussie, et d’imposer à l’opinion publique ses thématiques et ses prises de positions. Cet activisme numérique est primordial pour eux : ainsi le Bloc Identitaire (devenu Les Identitaires en juillet 2016), qui est né au moment ou Internet prend son essor et se démocratise en France et qui mise tout sur le cyber-militantisme, théorisé par le vieux militant d’extrême droite qu’est Jean-Yves Le Gallou, théoricien de la « réinformation », et aujourd’hui soutien d’Éric Zemmour.
Ce mouvement a perçu, dès sa fondation, les intérêts d’une « hybridité organisationnelle » pour diffuser leur argumentaire. Contrairement aux autres partis et mouvements politiques, Les Identitaires ont consciemment mis en place une stratégie numérique prédéfinie par les instances dirigeantes. Cet intérêt pour les nouvelles technologies, et façons de communiquer, est lié à la personnalité du leader du Bloc identitaire, Fabrice Robert. Celui-ci travaille dans le milieu de la communication informatique (il est notamment le fondateur de l’agence de presse Novopress) et sera pour beaucoup dans l’adoption de cette stratégie numérique. L’originalité de cette stratégie repose sur l’utilisation d’outils et d’interfaces mettant à contribution les internautes en terme de propositions de contenus, de partage de connaissances et d’actions : au delà de la réactivité que permet l’utilisation d’internet pour un tel mouvement et de l’interactivité propre à ce média, c’est dans l’inter-créativité de chacun (militants, sympathisants, visiteurs) que Les Identitaires tireront leur épingle du jeu. La mise en place d’un forum de discussion ouvert à tous et la valorisation de cet espace participe de la mise en œuvre d’une « praxis de la contribution », véritable moteur de l’activisme des identitaires en particulier et des mouvements nés sur internet en règle générale. Les dirigeants identitaires ont donc opté pour une stratégie gramsciste consistant à concentrer la bataille sur le plan culturel en redéfinissant à la foi la posture, la vision du monde et les moyens utilisés pour diffuser leur pensée et augmenter leur influence au sein des droites radicales et au delà. Il s’agit, à travers les différentes actions que les Identitaires lancent, d’imposer des problématiques, des thématiques dans divers domaines.
Cet activisme numérique, permet aux partis politiques et aux groupuscules d’étendre leur champ d’action. En effet, le Web politique se présente comme un ensemble d’espaces multiples d’information, de mobilisation, de débat, et de conversation, qui s’agrègent entre eux. Enfin, ces espaces numériques ont un statut parfois ambigu : mi-politique, mi-page personnelle, ni espace privé, ni espace public…
Cet ouvrage a donc plusieurs intérêts : premièrement, il revient sur les différentes stratégies mises en place pour gagner la « bataille des idées », depuis la prise de contrôle de médias « mainstream » comme le Figaro Magazine dans les années 1970 à l’omniprésence sur Internet en passant par la volonté d’élaborer une sous-culture nationaliste, ou nationaliste-révolutionnaire, s’infiltrant dans la contre-culture ; deuxièmement, il s’agit de son principal intérêt, cette thématique est novatrice : elle commence à être étudiée, à la suite de la publication du livre de Dominique Albertini et David Doucet, La Fachosphère, et du numéro de la revue Réseaux, consacré à « L’Internet des droites extrêmes » (vol. 35, 2017) ; troisièmement l’auteur, spécialiste des médias et de la sémiotique, décortique l’usage fait du vocabulaire ainsi que les modes d’expression des idées. Avec ce livre, Alain Chevarin nous offre une étude importante de l’usage militant du Web fait par l’extrême droite.
