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Et si la question n’était pas « Trump et les médias » mais « les médias et Trump » ?

Par Guillaume Origoni

Trump est élu une seconde fois par le peuple américain. L’onde de choc qui amorce sa propagation sous nos yeux se matérialise par une sidération généralisée pour ceux qui pensaient qu’un homme à l’origine d’une tentative de coup d’État allait disparaître du champ politique américain. Beaucoup espéraient l’engloutissement de Donald Trump par le trou noir qu’il a lui-même créé. Nous le savons tous maintenant, ce trou noir a fonctionné en mode inversé. Il n’a pas aspiré la lumière. Bien au contraire, c’est cette matière noire qui a été le carburant d’un scrutin dont il sort renforcé et draine dans son sillage l’ensemble du camp républicain.

Nous marchons vers l’inconnu et cette nouvelle ère tétanise ceux qui projettent en elle l’image de l’étincelle qui déclenche l’incendie du désordre mondial. Parmi ceux-là, il y avait le matin du 6 novembre Raoul Peck, sur les ondes de France Inter. Le réalisateur, scénariste et producteur haïtien, connu pour ses œuvres cinématographiques engagées qui explorent l’histoire coloniale et les luttes pour les droits de l’homme, avait bien du mal à contenir son émotion en direct. Au cours de son intervention, il a fait part d’un constat qui de prime abord pourrait ressembler aux sempiternelles accusations sur la responsabilité des « médias » et des « journalistes » dans la réélection du candidat républicain :

« Malheureusement, nous avons une presse qui se place en arbitre comme si vous, les journalistes, vous n’étiez plus citoyens. Vous nexprimez plus dopinions personnelles, vous acceptez la tâche que vous assigne la machine ; et ça, ça minquiète beaucoup. Je me rappelle l’époque où en France, on ne tolérait même pas quil y ait des débats sur certaines idées, parce que tout le monde était daccord, en tant que démocrates, quelles navaient pas leur place. »

S’il est désormais habituel de souligner le rôle néfaste de la presse pour tout et n’importe quoi, il est tout aussi fréquent que « les médias » soient conspués pour ne pas avoir traité tel ou tel événement. Dans un même élan et parfois dans un même tweet, il nous est demandé de ne pas commenter au nom de l’objectivité (concept abscons et inopérant quand il s’agit de journalisme) et de dénoncer avec véhémence l’injustice du moment sans prise de recul. Coincés entre le « Mais ça personne n’en parle » et « Vous n’êtes que des propagandistes au service de ceux qui vous paient », les « médias » subissent, dans un contexte confusionniste, les injonctions paradoxales entre « l’engagement » qui leur est demandé et « l’objectivité » qui leur ferait défaut. Tout ceci n’est que l’un des symptômes du populisme qui s’est imposé dans l’agenda politique occidental et dans les cœurs et les esprits des citoyens.

À y regarder de plus près, c’est ce que Raoul Peck a voulu dénoncer ce matin dans l’édition spéciale de France Inter. Lorsqu’il exhorte les journalistes à sortir de leur place d’arbitre, il acte le désengagement qui s’est peu à peu installé dans les rédactions. Paralysés par la peur d’être taxés de militants ou de propagandistes, les journalistes ont contribué à la précipitation du confusionnisme qu’ils combattent, et dont ils sont aussi les victimes. Ce nœud gordien est encore plus fragile dans le service public, qui, ces dernières années, est constamment accusé de « wokisme » ou de « bien-pensance ». Lorsque Raoul Peck leur rappelle en direct qu’ils sont aussi des citoyens, il les replace dans le champ de la morale commune duquel, selon lui, ils n’auraient jamais dû s’extraire. Dans le sous-texte de l’auteur haïtien, on déniche l’axiome aujourd’hui disparu qui fait de cette « morale commune » la base de l’éthique journalistique.

Cette intervention courte de Raoul Peck fait écho au travail que le réalisateur Marcel Ophuls avait brillamment initié il y a quarante ans. Autre temps, autres mœurs médiatiques, lorsqu’il réalise et produit le documentaire « Veillées d’armes : histoire du journalisme en temps de guerre », Marcel Ophuls dispose des moyens et du temps nécessaires pour conduire une enquête sur les reporters qui couvrent le siège de Sarajevo. Diffusé en 1994 sur Antenne 2, les deux volets du documentaire posent la question de la fonction, du rôle et des limites du travail journalistique. Qu’ils soient français, anglais, américains, journalistes de télévision, rédacteurs pour la presse écrite, envoyés spéciaux des radios, caméramans, photo-journalistes ou techniciens : tous passent devant la caméra de Marcel Ophuls. Une des séquences du film révèle l’éternelle question de la bonne distance entre les faits et les mécaniques du journalisme qui doivent les rendre intelligibles pour le plus grand nombre. Dans cet échange entre Ophuls et John Simpson, qui était alors correspondant de la BBC en Bosnie, on décèle la problématique posée aujourd’hui par Raoul Peck et définies ainsi par Simpson :

«Je [John Simpson] ne dis pas quil n’y a pas les bons et les méchants. Il y en a. Je dis simplement que des gens dorigines différentes, dopinions différentes, devraient pouvoir regarder ce que nous faisons, sans penser quon est de parti pris. Par exemple, lorsque nous étions à Bagdad, nous nous adressions à des spectateurs, dont les uns pensaient quil fallait bombarder Saddam Hussein massivement et dautres que c’était un crime dintervenir là-bas. Si on travaille pour un service public, il faut savoir tenir compte de cela, au lieu dignorer toute une partie de lopinion des gens qui paient votre salaire. (…) Je nai jamais pensé quon doive faire l’équilibre entre le bien et le mal, se contenter de : «Ce côté dit ça, celui-là dit autre chose.» Ce serait inacceptable. On a eu un directeur général qui ma expliqué, quand j’étais envoyé de la BBC en Afrique du Sud durant la politique dapartheid, que ce qui sy passait à l’époque était moralement condamnable. Ça faisait partie de ma tâche dexpliquer ça au public.»

Invariablement, on pense aussi à Godard, qui avec sa punchline restée célèbre expliquait que la liberté d’expression, l’équilibre, ça ne pouvait pas être «Cinq minutes pour les juifs, cinq minutes pour les nazis ».

Il serait faux et injuste de dire que « les médias » – le vague entretenu par cette terminologie est en lui-même révélateur du confusionnisme et du populisme croissants – et plus précisément le service public ont abandonné leur rôle de garde-fou éthique dans l’exercice de leur travail. Par contre, ce que Raoul Peck a exprimé ce 6 novembre 2024 est un constat inquiétant, car il ose une question essentielle soulevée par John Simpson il y a quarante ans : l’objectivité journalistique s’oppose-t-elle structurellement à la neutralité citoyenne ?

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