Turquie-Azerbaïdjan. La Danse des loups gris

Sous le titre Turquie-Azerbaïdjan. La danse des loups gris (Maisonneuve et Larose, Paris, 2024), Aurélie Stern nous offre une étude comparative ambitieuse d’un courant idéologique et politique du nationalisme turc : le turquisme. S’il s’agit d’une étude intellectuelle, historique et sociologique de ce mouvement ultranationaliste, il s’agit également d’un travail anthropologique, analysant les pratiques (les lectures, les codes vestimentaires, etc.) et les modes d’organisations des groupes étudiés. Outre la richesse des analyses, Aurélie Stern nous offre une approche réflexive, cette dernière s’auto-analysant par rapport à son sujet. L’auteur a en effet surmonté plusieurs difficultés, notamment sur le fait qu’il s’agit de « milieux difficiles », parfois très fermés aux observateurs extérieurs, organisés hiérarchiquement et militairement.
Cet ouvrage est tiré de sa thèse de doctorat, largement réécrite. Il s’appuie sur une écriture précise, fluide et agréable à lire, sans barbarisme, formule absconse ou jargon, aux indéniables qualités pédagogiques. Les parties s’enchainent logiquement, soutenant une démonstration solide. Les titres des textes turquistes sont d’ailleurs traduits en français, aidant ainsi le lecteur non spécialiste. Enfin, les nombreux encarts érudits permettent au lecteur de comprendre les points importants de l’histoire de la Turquie et de cette idéologie.
L’introduction est méthodologique, permettant aux non-initiés de comprendre les enjeux de cette problématique. La première partie de ce travail est de nature généalogique, revenant sur l’histoire de ce mouvement ultranationaliste et identitaire de ses origines à nos jours. La deuxième partie détaille les stratégies des États turcs et azerbaïdjanais, ainsi que les principales organisations turquistes, qui fonctionnent comme des lieux de productions idéologiques, mettant en évidence les stratégies culturelles et d’entrisme sur les appareils d’État (turc et azerbaïdjanais). La troisième et dernière partie est passionnante, analysant en détail plusieurs projets et stratégies culturelles récents (depuis les années 1990) de la mouvance turquiste : création d’une langue commune, écriture/réécriture d’une histoire commune, diffusion dans les médias des différents pays de cette création, notamment à travers de séries télévisées et une scène musicale. Le tout est complété par une conclusion, une bibliographie fort riche et d’une liste, impressionnante par son volume, des entretiens menés.
Ce livre est passionnant, s’appuyant sur une documentation de première main, très solide, constituée principalement d’ouvrages et d’entretiens avec des acteurs de cette mouvance, et donnant aux non-turcophones des clés de compréhension des évolutions politiques des milieux ultranationalistes turcs. Il offre des clés de comparaison avec l’extrême droite européenne. D’autant que cette extrême droite, ultra nationaliste, et de nature identitaire, est ouverte sur le monde et sur l’Europe. Le texte présente un apport réel à la science politique, et il soulève des questions, notamment sur une possible comparaison (dans les pratiques et dans les discours) entre les milieux turquistes et la mouvance völkisch allemande des années 1920… et donc, par extension, avec les groupes identitaires européens contemporains. Enfin, cet ouvrage est aussi une réflexion sur la question de l’altérité. L’auteur y justifie à la fois son choix d’entretiens avec des militants des différentes organisations turquistes, en Turquie et en Azerbaïdjan, concurrentes et celui, délibéré, de travailler sur des militants jeunes, plus radicaux que leurs aînés.