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Comment définir l’extrême droite ?

Première version : Nicolas Lebourg, « Définir l’extrême droite », Après-demain, vol. 73, n°2, 2025, pp. 8-11.

Le terme « extrême droite » se rencontre en France dès la Restauration, durant les années 1820. L’argument selon lequel son emploi devrait être réservé aux régimes fasciste ou nazi apparus un siècle plus tard est donc particulièrement irrationnel. Il ne doit cependant pas nous surprendre, les enjeux autour de l’« extrême droite » en faisant un objet de constantes polémiques, nourries par l’idée que ce syntagme ne serait pas « définissable ». Cette idée revient à acter une difficulté à circonscrire historiquement un phénomène et n’est pas sans arrière-pensée quant au présent.  Ainsi les représentants de mouvements politiques actuels dont le corpus idéologique tend à les classer à l’extrême droite peuvent avoir un intérêt électoral à rejeter cette dénomination[1]. Toutefois, revenir aux sciences humaines et sociales permet de dégager les limites de l’objet « extrême droite », ainsi que la structure de sa dynamique.

C’est sous le règne de Charles X (1824-1830) qu’est publié le premier document que nous connaissons comportant une définition de l’extrême droite. Ce libelle présente « l’électeur d’extrême droite » comme étant :

  • hostile aux choses en état comme aux élites en place,
  • sceptique,
  • adepte de la table rase pour rétablir l’ordre,
  • méprisant les hommes politiques mais louant l’action et la force, et
  • craignant une révolution à venir[2].

Cette première approche est aussi anthropologique que politique : la question centrale est celle de la colère quant au cours social du temps.

C’est en 1887-1889, avec le général Boulanger, que l’extrême droite se constitue pour la première fois en force politique électorale. Georges Boulanger est alors à la tête d’un mouvement populaire nourri par le désir de revanche contre l’Allemagne, suite à la défaite de 1870 qui amputa la France de ses territoires orientaux. Depuis les travaux du politiste Pierre-André Taguieff, dans les années 1980, on qualifie ce mouvement de « national-populiste », en considérant que ses traits spécifiques recouvrent également le Front national (FN), fondé en 1972[3].

Il y a là :

1° une offre, un leader censé sauver la nation au nom de l’ordre et de la justice sociale, en la codirigeant avec le peuple, à coups de référendums, par-delà les élites « parasitaires », et

2° une demande, que l’historien du boulangisme Bertrand Joly ramène à ces termes : « les mécontents de tous bords jettent ce candidat hors système à la face du régime comme un reproche et non comme un espoir ».

Tout en soulignant le risque de schématisation qu’il y a à vouloir tout faire tenir ensemble (le boulangisme et les lepénismes), les historiens Betrand Joly et Grégoire Kaufmann mettent cependant en évidence qu’une dynamique s’est effectivement instaurée, marquée par une volonté d’agréger les classes sociales au sein d’un exclusivisme nationaliste et populiste[4].

Néanmoins, on objectera aisément que le recours au « populisme » ne clarifie pas forcément l’approche, tant ce terme est lui aussi polysémique et polémique[5]. En France, en effet, on parla d’abord des « populistes » à la fin du XIXe siècle, pour désigner les militants russes narodniki (« ceux du peuple »), une mouvance socialiste agraire interclassiste[6]. Cette acception du mot « populisme » s’impose avec la parution, en 1912, d’un ouvrage du romancier Grégoire Alexisnsky : La Russie moderne. Député de la deuxième Douma, une assemblée instaurée puis dissoute par le tsar Nicolas II en 1907, Alexisnsky s’est réfugié en France en 1917, où il est un auteur respecté, critiquant la Russie soviétique avec pondération. Politiquement, il participe à l’Union panrusse des paysans, et est le premier président de l’Union nationale révolutionnaire, organisation qui cherche à unifier la mouvance russe antibolchevique, en remettant la question de la forme républicaine ou monarchique de l’État à l’après-URSS, et en affirmant la nécessité que les paysans conservent les terres qu’ils ont acquises[7]. En somme, le populisme comme mot et comme dynamique se pense bien a minima comme un dépassement empirique du clivage droite-gauche et du système partisan, avec un volontarisme social n’éliminant pas l’interclassisme. Pourtant, « populisme » et « extrême droite » ne se réduisent pas l’un à l’autre : on peut être populiste sans être d’extrême droite ou même de droite.

Ce qui, depuis deux siècles et à travers le monde, permet de rassembler des mouvements politiques divers sous l’étiquette « extrême droite » est 1) avant tout leur façon commune de se concevoir comme une élite de rechange dont l’ambition est 2) de régénérer la société sous une forme organiciste[8], 3) en articulant cela à une révision des relations internationales.

À partir de ce corpus, il est possible développer de nombreux aspects connexes.

Par exemple, l’utopie organiciste implique le rejet de tout universalisme au bénéfice de l’autophilie (la valorisation du « nous ») et de l’altérophobie (le rejet de l’« autre »[9]).

  • Les extrêmes droites absolutisent ainsi les différences (entre nations, « races », individus, cultures).
  • Elles tendent à assimiler les inégalités aux différences, ce qui crée parmi leurs sympathisants un climat anxiogène car perturbateur de leur volonté d’organiser de manière homogène la communauté.
  • Elles cultivent l’utopie d’une « société fermée » propre à assurer la « renaissance » communautaire.

En outre :

  • Les extrêmes droites récusent le système politique en vigueur, dans ses institutions et dans ses valeurs (le libéralisme politique et l’humanisme égalitaire).
  • La société leur paraît décadente et l’État, selon elles, aggrave ce fait : elles se croient en conséquence investies d’une mission perçue comme salvatrice.
  • Leur fonctionnement interne ne repose pas sur des règles démocratiques, mais sur la production d’« élites véritables ».
  • Leur imaginaire renvoie l’histoire et la société à de grandes figures archétypales (l’âge d’or, le sauveur, la décadence, le complot, etc.) et exalte des valeurs irrationnelles non matérialistes (la jeunesse, le culte des morts, etc.).
  • Enfin, elles rejettent l’ordre géopolitique tel qu’il est.

L’extrême droite apparaît ainsi comme un champ où évoluent et interagissent des groupements aux projets très variés, mais toujours globalement conformes à cette vision du monde.

Après la Première Guerre mondiale, un sous-champ est apparu en son sein : l’extrême droite radicale. Celle-ci ne se contente pas de vouloir changer les institutions : elle considère qu’il faut une révolution anthropologique, un « homme nouveau » défait de tous les traits du libéralisme. Les représentants les plus emblématiques de cette radicalité sont les fascistes italiens et les nationaux-socialistes allemands, mais d’autres courants ont existé (les nationaux-bolchéviques allemands, le néofascisme de l’Italien Julius Evola, les solidaristes ou les néoeurasistes russes, etc.), souvent remis à l’honneur par les radicaux après l’effondrement de l’Axe.

En somme, le champ extrême droitier accorde une importance fondamentale à l’articulation entre l’interne et l’externe. Ainsi le fascisme historique est-il le régime d’un parti-milice qui souhaite créer un homme nouveau en mettant en œuvre un État totalitaire à l’intérieur et une guerre impérialiste à l’extérieur, ces deux aspects étant indissociables dans leurs motivations et buts utopiques. Ces divers éléments correspondent aux items de la définition de l’extrême droite. Dès lors, le positionnement dans le champ politique d’un mouvement qui les réunit ne fait aucun doute. À ce sujet, les polémiques autour du mot « socialisme » à l’intérieur du syntagme « national-socialisme » ne sont que de la rhétorique. Arthur Moeller van den Bruck, intellectuel majeur du nationalisme allemand et auteur du Troisième Reich (1923), l’écrivait clairement : le socialisme n’est que « le fait qu’une Nation tout entière se sent vivre ensemble » : c’est encore de la vision organiciste de la société dont il est question[10], et en aucun cas des analyses et doctrines économiques, sociales et philosophiques de la gauche.

Les progrès et novations des extrêmes droites s’avèrent structurellement liés aux crises des relations internationales. Le terme « géopolitique » apparaît d’ailleurs dans le même contexte que les termes désignant les différents types d’altérophobie (« antisémitisme » en 1879, « racisme » en 1892, « xénophobie » en 1901, « islamophobie » en 1910). Il est installé dans le débat en 1899 par le Suédois Johan Rudolf Kjellén, qui estimait que, face à la Russie et son aire asiatique, l’Allemagne devait contrôler un espace allant de Dunkerque à Bagdad – Kjellén était l’élève de Friedrich Ratzel, l’inventeur du concept d’« espace vital ».

L’ensemble des courants dont nous avons traité sont liés à ce contexte. Ainsi :

  • Le national-populisme est né de la défaite française de 1870.
  • L’extrême droite radicale est née de la Première Guerre mondiale.
  • La globalisation du second conflit mondial, avec l’ouverture du front de l’Est en 1942, a produit un néofascisme européiste qui a évolué en nationalisme blanc, dont la forme la plus radicalisée est l’accélérationnisme (courant terroriste millénariste néonazi né en 2015, qui s’est particulièrement fait connaître par l’attentat de Christchurch[11]).
  • Le 11 septembre a provoqué l’émergence d’un « néopopulisme » qui prétend défendre les libertés contre le « totalitarisme musulman », et d’un parti pris occidentaliste qui a souvent mué en russophilie, Moscou étant perçu comme un dernier recours contre la société multiethnique et multiculturelle.
  • La guerre en Ukraine depuis 2014, la crise des réfugiés de 2015, les prétentions néo-impérialites actuelles de la Chine, des États-Unis et de la Russie, correspondent certes à la phase de l’accélerationnisme dans le domaine de la radicalité violente mais à celle de l’extension de l’illibéralisme dans le secteur du marché politique.

On le voit, chaque situation critique de redistribution du système de relations internationales engendre une évolution des offres d’extrême droite, et, pour elles, de nouveaux horizons. Cette interaction internationale entre en résonnance avec les situations intérieures. En effet, les transformations et crises internes aux sociétés sont tout autant créatrices d’évolutions dans l’offre politique des extrêmes droites et d’opportunité d’accession au pouvoir – ainsi, le sujet de l’immigration est systématiquement exploité par les extrêmes droites européennes depuis le dernier quart du XXe siècle.


[1] Le sujet appelle à la modestie quant aux effets de l’intervention sociale du chercheur : la définition que nous proposons à la suite est celle, certes affinée, que nous répétons depuis la soutenance de notre thèse de doctorat il y a tout juste vingt ans.

[2]Dialogue entre trois électeurs, ou la clef des trois opinions, Paris, s.d., 16 p.

[3] À l’initiative du groupuscule néofasciste Ordre Nouveau, pour servir de « vitrine » et de plateforme électorales à diverses familles de l’extrême droite.

[4] Bertrand Joly, Aux origines du populisme. Histoire du boulangisme (1889-1891), Paris, CNRS Éditions, 2022 ; Grégoire Kauffmann, Le Nouveau FN. Les vieux habits du populisme, Paris, Seuil, 2016 ; Pierre-André Taguieff, « La rhétorique du national-populisme. Les règles élémentaires de la propagande xénophobe », Mots, n°9 octobre 1984, pp. 113-139.

[5] Humberto Cucchetti, Alexandre Dézé et Emmanuelle Reungoat, Au nom du peuple ? Idées reçues sur le populisme, Paris, Cavalier bleu, 2021.

[6] Fondé sur l’idée d’une solidarité entre les classes plutôt que d’une lutte entre les classes.

[7] Préfecture de police, « Union panrusse des paysans », 2 février 1925, 2 p., AN/19940500/305 ; id., « L’Union Révolutionnaire », 20 août 1926, 7 p., AN/19940500/306 ; Serge Rolet, « L’Union soviétique vue de Paris par Grégoire Alexisnsky », Modernités russes, n° 13, 2012, pp. 115-128 ; Juan Francisco Fuentes, « Populism, The timeline of a concept », Contributions to the History of Concepts, vol. 15, n°1, 2020 pp. 47-68.

[8] L’approche organiciste conçoit la société comme une forme biologique, donc mortelle, où chaque personne doit participer de l’unité du tout.

[9] Opérant une péjoration par permutation entre l’ethnique et le culturel.

[10] Louis Dupeux, Aspects du fondamentalisme national en Allemagne, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2001.

[11] Attentat commis dans deux mosquées de la ville néo-zélandaise de Christchurch, le 15 mars 2019, par le terroriste Brenton Tarrant, ayant causé 51 morts et presque autant de blessés.

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