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L’Homme politique de Néandertal

deucalion pyrrha

Rubens, Deucalion et Pyrrha, 1636.

Propos de Jean-Loïc Le Quellec recueillis par Jacques Daniel, publiés dans Archéologia, n° 585, mars 2020, et ici complétés.

Pourquoi est-on aussi obnubilé par l’homme de Néandertal? 

Jean-Loïc Le Quellec : Même s’il n’existe pas de réel consensus sur ces questions, les discussions récentes sur ses productions artistiques et sur ses aptitudes langagières tendent à le rapprocher de nous-mêmes. La question de sa disparition, d’abord attribuée à une infériorité intellectuelle ou à une inadaptation chronique, ne peut donc plus être considérée de façon aussi simpliste, et en tant qu’Européens nous ne pouvons que nous sentir concernés, puisque nous portons actuellement plusieurs allèles de son génome. Il nous aurait même transmis nos problèmes de cholestérol et d’arthrite rhumatoïde! Si bien qu’il s’invite aujourd’hui dans les discussions les plus actuelles, puisqu’une étude parue dans Nature a montré que la possession d’un segment génomique caractéristique d’une population de Néandertal ayant vécu il y a environ 55.000 ans dans le sud du continent européen, et qui nous l’aurait transmise, augmente le risque de développer des formes sévères du COVID-19 – cela toucherait 16% des personnes en Europe!

Néandertal est à la fois un humain différent et un autre nous-mêmes, tout en survivant également pour partie en nous-mêmes, d’une certaine façon. Seule humanité survivante, nous nous interrogeons aujourd’hui sur les raisons de la disparition des autres (Néandertal, Denisova…), au moment même où il devient évident que notre histoire adaptative s’est effectuée au prix de l’extinction massive de milliers d’espèces animales et végétales, et où l’on commence à envisager sérieusement que notre propre survie n’est pas très assurée.

Après l’avoir longtemps méprisé, les chercheurs ne cessent de lui découvrir de nouvelles qualités. Un magazine allemand l’a même qualifié en 2019 de « Prométhée » de la Préhistoire. N’est-ce pas passer d’un extrême à l’autre?

On constate un effet de balancier. Il y a peu, Néandertal était vu comme une brute épaisse, tout juste capable de s’exprimer par des grognements, le cerveau obnubilé par une survie difficile, alors qu’aujourd’hui le voici paré de toutes les qualités, beau parleur, inventeur, innovateur, précurseur, artiste, doué d’exceptionnelles compétences adaptatives… à tel point qu’on se demande bien par quel miracle un tel parangon d’humanité a pu disparaître!

Mais les opinions sur Néandertal sont souvent tranchées. Leonid Schneider et Smut Clyde, qui opèrent une veille critique sur les présupposés discutables de certaines recherches actuelles, ont récemment attiré l’attention sur une ample série de publications récentes et tout à fait sérieuses, mais qui relèvent de ce qu’on peut considérer comme une véritable « phrénologie moderne ». On se rappelle que la phrénologie est une pseudoscience inventée au dix-neuvième siècle, et qui prétendait que le caractère et les capacités intellectuelles pouvaient se reconnaître à la forme du crâne (nous en avons hérité l’expression « bosse des maths »). Plus personne n’oserait aujourd’hui tirer argument de telle ou telle caractéristique cervicale ou crânienne pour en déduire une infériorité intellectuelle expliquant la disparition de nombreux peuples « aborigènes » amérindiens, tasmaniens, san, fuégiens, etc., car on sait bien qu’ils ont été exterminés par des colons tout ce qu’il y a de plus « sapiens » jusqu’en plein dix-neuvième siècle et parfois encore au vingtième. Alors pourquoi persister à construire des hypothèses équivalentes, bien que modernisées, avec Néandertal, fût-ce dans des revues scientifiques évaluées par les pairs-sapiens?

Malheureusement, nous assistons depuis quelques années à une sorte de néandertalomanie, et les néandertologues improvisés sont légion. Mon préféré est le Dr Ravikumar Kurup  professeur de médecine moléculaire et de neurologie au Centre de recherche sur les troubles métaboliques à Thiruvananthapuram (capitale du Kerala), qui a sorti un livre sobrement intitulé La tribu des néo-Néandertaliens autistes et la civilisation dravidienne des Néandertaliens harappiens asuriques. Il y développe l’idée selon laquelle « Dans la situation actuelle de réchauffement climatique, il y a une croissance accrue des archéobactéries dans le système humain et une néanderthalisation de l’homme. » Et c’est pourquoi, selon lui, « Le cerveau humain devient néandertalien dans son comportement et ses fonctions, ce qui provoque la marée montante de l’autisme et de la schizophrénie dans le monde ». C’est un cas extrême de néandertologie délirante, mais pour des affirmations plus subtiles, bien que tout aussi gratuites, je vous renvoie aux recensions sarcastiques de Leonid Schneider.

Vous êtes l’auteur d’un « Dictionnaire critique de mythologie », coécrit avec Bernard Sergent. À quel mythe nous renvoie Néandertal?

L’image popularisée de Néandertal croise le mythe de l’Homme sauvage, déjà présent dans l’épopée de Gilgamesh, puis très prégnant au Moyen Âge, et qui se retrouve actuellement dans le conte de Jean de l’Ours et dans les légendes d’hominidés relictuels tels que Yéti, Almasty, Basajaun et autre Sasquatch, ces prétendus fossiles-vivants si chers à la cryptozoologie. Ce mythe, qui nous accompagne peut-être depuis la Préhistoire, nous rappelle qu’il existe bien des façons d’être humain, et qu’il ne faut pas les rejeter au prétexte de leur différence. Dans les récits traditionnels, la part naturelle domine chez l’Homme sauvage: cela peut le défavoriser au début, mais il se révèle finalement bien plus humain qu’on ne le pensait.

Dans les contes et les mythes, ce héros bourru, violent et pataud, tout en muscles et pas très malin, pratiquement un antihéros sur lequel personne ne miserait au départ, va pourtant révéler toute son humanité à la fin de l’histoire. Ce que nous rappellent ces récits, comme aussi le «mythe» de Néandertal, c’est que, de plusieurs humanités, aucune n’est plus sauvage qu’une autre. On peut le constater aujourd’hui avec ce qui se passe au Brésil où, par la voix des chefs de divers collectifs autrefois qualifiés de «naturels» ou de «sauvages» par les Occidentaux, qu’il s’agisse de Raoni chez les Kayapo, de Davi Kopenawa chez les Yanomami ou d’Ailton Krenak chez les Krenak, s’exprime une calme sagesse ancestrale qui s’oppose à la folie débridée d’un Bolsonaro. Comment oublier que le 24 septembre 2019 ledit Bolsonaro, lors de son discours d’ouverture pour la plénière des Nations Unies à New York, a comparé ceux qu’il appelle «nos Indiens» (!)  à des «hommes des cavernes»?

La grande différence de notre actualité avec les contes et avec l’aventure de Néandertal, c’est que l’on ne sait pas encore comment va se terminer l’histoire. Tout cela rejoint donc des préoccupations très contemporaines, et bouscule quelque peu la vieille opposition nature-culture, actuellement remise en cause au Brésil par l’anthropologue Eduardo Viveiros de Castro, et en France par Philippe Descola.

 

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