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Du Rock et des mouvements magiques

Par Stéphane François [1]

L’histoire du rock est émaillée d’exemples de l’intérêt de certains groupes, musiciens ou chanteurs pour des formes de mysticisme, allant, pour ne prendre que ces exemples, de Robert Johnson qui aurait vendu son âme au Diable jusqu’à Marilyn Manson, membre de l’Église de Satan d’Anton LaVey[2]. Au-delà de ces références au satanisme, le rock, depuis la Contre-culture jusqu’à aujourd’hui, a manifesté un intérêt fort pour de nouvelles formes de spiritualité : les religions orientales (pensons aux Beatles), l’ésotérisme occidental (Jazz Coleman de Killing Joke), les pratiques magiques (l’intérêt de Jimmy Page de Led Zeppelin pour l’occultiste britannique Aleister Crowley est notoire), le paganisme européen (pensons à la scène néofolk des années 1980 et 1990) voire le satanisme (Marilyn Manson encore). Pour autant, durant longtemps, ces liens étaient peu analysés scientifiquement, en particulier ceux existant entre les nouveaux mouvements magiques et certaines scènes alternatives[3]. Nous entendons ici par « nouveaux mouvements magiques »[4] les formes de magie apparues au cours du XXe siècle, la plus connue étant le thélémisme d’Aleister Crowley[5], et dont certaines, comme la magie du chaos[6], s’affranchissent d’une filiation ésotérique ou, du moins, de références venant des sciences occultes de la Renaissance[7]. Ainsi, la magie du chaos est ouvertement postmoderne, utilisant comme symboles magiques des logos de marques commerciales ou des inventions littéraires, tel l’œuvre de Lovecraft.

Nous proposons de revenir ici sur la généalogie de l’intérêt pour ces nouvelles formes de spiritualité ainsi que sur ses manifestations depuis les années 1960 jusqu’aux années 2000. Nous montrerons qu’il s’inscrit dans le cadre d’un bouleversement sociétal plus large que celui proposé par la Contre-culture. Pour se faire, cet article reviendra sur les prémisses de l’intérêt pour l’ésotérisme (I) ; pour se concentrer ensuite sur le tournant des années 1980 (II) ; puis sur un questionnement légitime : est-ce des magiciens qui font de la musique ? (III) Enfin, nous analyserons ces discours (IV).

Les prémisses

La fin des années 1950 et le début des années 1960 vit le déclin, dans nos sociétés occidentales de plus en plus sécularisées, de la pratique chrétienne, surtout catholique (dès la fin des années 1950) et l’essor de cultes nouveaux ou/et marginaux, caractéristiques des décennies suivantes, comme le mouvement charismatique catholique ; les mouvements irrationnels issus de l’occultisme de la fin du XIXe siècle (thélémisme, anthroposophie) ; nouveaux mouvements religieux (Témoins de Jéhovah ; Adventistes du septième jours, etc.) ; et enfin, les sectes au sens propres (Église de scientologie)[8]. Ces nouvelles offres spirituelles ont permis de combler le manque provoqué par le déclin de la pratique au sein des religions institutionnalisées et d’en proposer de nouvelles, alternatives. D’ailleurs, les premiers militants « antisectes » venaient, au début des années 1960, des milieux catholiques qui voyaient d’un mauvais œil la concurrence de ces spiritualités nouvellement arrivées sur le marché de la croyance[9]. Le questionnement métaphysique de ces années a rencontré très rapidement la Contre-culture estudiantine des campus américains[10]. Cette époque s’est caractérisée non seulement par des revendications politiques, mais aussi par celle de réenchanter un monde de plus en plus matérialiste. Cette période, corrélativement à la remise en cause des valeurs dominantes occidentale, vécut une crise métaphysique, voire mystique pour certains, ayant abouti à la (re)-découverte des spiritualités de l’Orient, à la mode des gourous, mais aussi à la diffusion de toute une subculture aux intérêts occultistes variables, ainsi qu’au développement de recherches « alternatives » dans divers domaines : médecine, économie, écologie, politique, religions, etc. Ainsi, cette vague contestataire a permis à de nouvelles formes de culture de se manifester, dans le rock ou la bande dessinée underground.

Ainsi, l’occultiste anglais Aleister Crowley fut célébré dès les années 1960 par le cinéaste expérimental américain Kenneth Anger, dont la bande originale de l’un de ses films, Invocation of My Demon Brother a été faite par Mick Jagger. Un autre vecteur important de diffusion de cette vision occultiste du monde ont été les groupes de rock de cette époque : il est notoirement connu qu’Aleister Crowley, pour ne prendre que cet exemple, a influencé assez profondément des groupes comme les Beatles, les Rolling Stones, Led Zeppelin, Ozzy Osbourne, le premier chanteur de Black Sabbath, etc. Dès lors, Crowley devient une figure importante de la contre-culture.

Parallèlement à cela, différents groupes psychédéliques, de krautrock – la « cosmische musik » allemande des années 1970 – et de la tendance minimaliste intégrèrent dans leur processus créatif des références mystiques ou religieuses, surtout provenant de l’Asie. Au hasard, on peut citer dans la scène krautrock des groupes comme Popol Vuh, les premiers Tangerine Dream, Amon Düul, etc. En soi, ce n’est pas nouveau : dès les années 1950, on trouve une telle démarche chez les disciples de Georges Gudjieff, un ésotériste et un « maître spirituel » (à l’époque, on ne parlait pas encore de « gourou ») originaire de l’Empire russe[11]. Celui-ci qui apprenait à ses disciples à entrer en transe avec des danses soufies et une musique appropriée. Cette influence se retrouve ainsi chez le compositeur, classique, Thomas de Hartmann. Certaines pièces du gourou caucasien furent mêmes enregistrées par Keith Jarrett au début des années 1980. La nouveauté réside, comme on l’a dit précédemment, dans le fait que cette mobilisation de références mystiques rencontre les propres questionnements religieux du public de ces groupes.

Ces quelques graines, expérimentations musicales et considérations mystiques, germeront et donneront naissance la décennie suivante à des scènes indépendantes très marquée par la magie, stricto sensu, c’est-à-dire de musiciens qui revendiquent explicitement le rapport à l’ésotérisme et qui ne cachent pas leur appartenance à des structures magiques.

Le tournant des années 1980

Ainsi, la création en 1981 du Temple de la Jeunesse Psychique (Temple of Psychic Youth), fondé par les activistes contre-culturels Genesis P. Orridge et Peter « Sleazy » Christopherson, tous deux membres fondateurs du premier groupe de « musique industrielle » Throbbing Gristle puis de Psychic TV, et de Coil en plus pour Christopherson, n’a intéressé que quelques spécialistes de l’ésotérisme contemporain, bien qu’ils aient diffusé un « Message from the Temple », un titre extrait du premier album (Force the Hand of Chance, 1982) et qui est aussi un manifeste du Temple. Et qu’il ait utilisé dans différents concerts des incantations de type rituel, soit de Crowley (sur le live Descending, Sordide Sentimental, 1984), soit du refondateur de l’Asatru, Svenbjorn Beinteinsson (sur le live Those who do not, Gramm, 1984).

Ce groupe musical fut un vivier de la contre-culture londonienne des années 1980, plaçant plusieurs titres, pop, dans les Charts indépendants de l’époque, comme « Godstar » (Temple Records, 1984) ou « Good Vibration » (Temple Records, 1986), reprise du titre des Beach Boys. Parmi ses membres, c’est-à-dire à la fois du groupe musical et du groupe ésotérique, on trouve même l’actuel grand prêtre du culte païen nordique Asatru, le compositeur Hilmar örn Hilmarsson. Ce premier groupe a été une référence majeure, une source et un point d’appui, au sens de l’Arkhè grecque : il est à l’origine d’une multitude d’autres associant, fusionnant même, musique et engagement spirituel. Nous pouvons citer plusieurs groupes phares de la scène dite industrielle, c’est-à-dire faisant une musique expérimentale mécanique et atonale, fondés dans les années 1980 comme Current 93, Coil, Hafler Trio, etc.

La musique de cette nouvelle scène est ouvertement rituelle, au sens propre : elle est répétitive, atonale, incorporant les apports de la musique minimaliste des années 1960, utilisant des fréquences particulières, et dans laquelle le chant est parfois réduit à des mantras (par exemple « Unclean » de Psychic TV, sorti en 12’’ en 1984). Tout est fait pour altérer la conscience de l’auditeur et le mettre dans un état second, proche de la transe, telle celle provoquée par les cérémonies de diverses sociétés traditionnelles, notamment relevant du vaudou ou du candomblé. Il y a d’ailleurs fréquemment une fascination pour ces sociétés chez les membres de ces groupes[12], tels les Dogons pour Genesis P. Orridge de Psychic TV.

On retrouve une démarche similaire dans la scène black metal, née à la fin des années 80 de la radicalisation, thématique et expérimentale, de certains groupes de « hard rock ». Certains de ces groupes ont évolué vers des formes de satanisme (soit Satan est représenté comme une force païenne, soit il l’est sous sa forme « classique » antichrétienne), inspiré du groupe fondateur, Black Sabbath.

Certains de ces groupes ont aussi évolué vers une variante païenne, et parfois identitaire, marqué en particulier par les Eddas et la mythologie nordique. Des musiciens, comme le Norvégien Varg Vikernes, connu pour avoir incendié des églises millénaires en bois et avoir tué en 1993 un musicien de la même scène, ou l’Américain Michael Moynihan, figure importante, en tant qu’éditeur, de la mouvance « alt-right »[13], sont passés, sur le plan spirituel, du satanisme au paganisme nordique, les associant parfois dans un même mouvement à une idéologie d’extrême droite, ouvertement néonazie[14].

Des magiciens qui font de la musique ?

Les concerts de cette scène se transforment parfois, d’ailleurs, en « grandes messes », au sens littéral du terme. Prenons l’exemple du groupe de doom metal, Sunn O))), à la musique extrêmement répétitive et au chant guttural inspiré des pratiques religieuses bouddhistes, dont les membres jouent dans une atmosphère enfumée, habillés en moines, le visage masqué par les capuches. Tout ce décorum relève de la magie ou de cérémonies provenant de structures occultistes. Enfin, plusieurs musiciens furent d’ailleurs adeptes de la religion créée par Aleister Crowley, le thélémisme et de l’ordre magique qui lui est lié, l’Ordo Templis Orientis (L’Ordre du temple oriental ou OTO), mais qu’il n’a pas fondé[15]. C’est le cas de la scène industrielle, tel Current 93 dont le leader, David Tibet, a ensuite évolué vers un christianisme copte, mais aussi de musiciens de la scène dite « gothique » comme The Fields of the Nephilim, dont les chansons sont émaillées de références à Crowley et à sa doctrine. C’est le cas aussi du groupe suédois de métal symphonique Therion.

De fait, il y a une filiation réelle, assumée, entre ces groupes musicaux et les structures ésotériques « classiques », comme l’OTO : l’actuel grand maître de l’Ordre, William Breeze a joué du violon sur différents albums de Psychic TV et de Current 93. David Tibet, le leader de Current 93, a participé à la mise en forme de la dernière mouture de l’œuvre complète d’Aleister Crowley, sous la direction de Breeze (qui a utilisé le pseudonyme d’Hymenaeus Beta pour le faire). Tibet a été également à l’origine de l’initiative de la publication d’enregistrements sonores du même Crowley en 1986[16]. Chez certains, il y a également une filiation avec l’ésotérisme musical : le groupe britannique Zone a conçu ses premiers albums (Born of Fire (1991) et Divine Simplicity (1994)) selon les préceptes de Gurdjieff. D’autres groupes, comme les membres de Coil (John Balance et Peter Christopherson) ou le musicien de Nurse with wound (Steven Stapleton), sont proches d’une forme postmoderne de la magie, la « magie du chaos », mêlant dans leurs œuvres créations artistique et magique.

Cette forme de magie naît dans la mouvance punk, vers 1975, sous l’impulsion de deux Britanniques, Peter Carroll et Ray Sherwin, les fondateurs des Illuminés de Thanateros (The Illuminates of Thanateros ou IOT), le principal mouvement magique « chaotique ». Avant la naissance de l’IOT, ceux-ci créent dans les années 1960 une revue, The New Equinox, une référence explicite à la revue de Crowley, The Equinox. En 1978, Sherwin et Carroll publient dans leur revue un article qui annonce l’émergence d’un nouvel ordre magique fondé sur la méritocratie magique : c’est l’acte de naissance de l’IOT. Son recrutement se fera surtout dans les milieux subculturels, en particulier musicaux. La diffusion de la magie du chaos reste confidentielle durant encore une période assez longue, confinée dans les milieux avant-gardistes[17].

Ces différents exemples montrent que nous sommes en présence de groupes associant dans leur démarche artistique à la fois un aspect rituélique, surtout chez les groupes les plus expérimentaux, et l’expression d’une cosmologie ésotérique diffusée par le biais des textes des chansons, dont la nature relève souvent du poème symboliste. D’une certaine façon, nous sommes dans un contexte similaire à celui des avant-gardes symbolistes et occultistes de la fin du XIXe siècle et du début du suivant, comme les Péladan[18]. D’ailleurs, des auteurs de cette époque sont mis en musique ou sont cités comme références. Outre Crowley dont le poème « Hymn to Pan » est régulièrement mis en musique[19], on peut citer le cas de Lautréamont et de ses chants de Maldoror[20], celui du psychanalyste Carl Gustav Jung[21], etc.

Si la provocation, à tendance « magique », fait partie des habitus des groupes de rock, il ne faut pas pour autant minorer le fait que l’aspect magique/mystique de ceux-ci est aussi, et surtout, une expression de leur façon de vivre, de concevoir le monde et la religion : il ne s’agit pas uniquement de provocation. Genesis P Orridge a souhaité fonder avec son Temple une anti-religion libertaire, faisant paraître des disques de la musique rituelle utilisée durant les cérémonies du Temple (Theme 1, Theme 2, Theme 3[22]) ; certains groupes (Hafler Trio, Coil) ont utilisé des principes numérologiques dans leurs compositions, certaines devant permettre, en outre, l’accumulation de l’énergie sexuelle à des fins, réellement, magiques (How to Destroy Angels, 1984 et revu, remixé et augmenté en 1992, pour Coil ; Masturbatorium et Fuck pour Hafler Trio, respectivement 1991 et 1992).

Analyse du phénomène

Les scènes analysées ici, nous donnent à voir des univers dans lesquels se manifeste une sorte de « retour du religieux » changeant et instable, mais néanmoins présent. La démarche de l’anthropologue des religions Karin Heller sur les bandes dessinées[23], et que nous reprenons pour analyser ces pratiques musicales, tend à montrer trois choses : 1) L’homme actuel appréhende le mystère de son identité en « langage cosmique » ; 2) Il est hanté par « l’idée de transformation de toutes choses » ; 3) Il assiste à un « crépuscule des dieux traditionnels » qui le pousse à réinventer, à réimaginer le divin et, de ce fait, à repenser sa propre humanité. L’apparition et l’essor de ces subcultures montrent un besoin important d’irrationnel et de merveilleux dans notre société occidentale désenchantée, utilitariste, envahie par le réalisme économique. Les milieux étudiés font appel à un registre magique qui montre un refus fort d’un monde rationaliste, technicien et désenchanté, bien que la musique soit souvent électronique, et donc utilisant les machines (pensons aux différents albums de The Anti-Group Corporation –TAGC[24]). Mais ces machines sont dévoyées afin de créer une musique qui altère les capacités mentales[25].

Les groupes de musique industrielle dit « rituels », c’est-à-dire faisant une musique atmosphérique mystique (utilisation de gong, de nappes de synthétiseurs) dont l’objectif est de créer un état second chez l’auditeur, peuvent aussi être vu comme des supports à la magie sexuelle, ouvertement prônée par ces groupes. C’est le cas, par exemple, des Américains de Sleep Chamber. Leur musique, si particulière, peut être assimilée à des créations de « sceaux » (« sigils ») sonores dont le but est de faciliter l’accomplissement de pratiques magiques sexuelles. Cependant, le premier groupe à avoir développer cette forme de pratique magique a été Psychic TV avec l’album Theme, paru en 1982. Genesis P. Orridge et Peter Christopherson gravitaient alors dans des structures magiques, inspirées par Aleister Crowley et un autre magicien plus radical Austin Osman Spare. Par la suite, plusieurs formations musicales liées à Psychic Tv et au TOPY sortiront des albums ayant pour finalité l’accumulation de l’énergie sexuelle, tels les How to Destroy Angels de Coil[26], ou le dyptique Fuck (pour l’énergie sexuelle masculine)/Masturbarium (pour l’énergie sexuelle féminine) de Hafler Trio[27].

Cette démarche n’est pas à sens unique : ayant gravité dans ces milieux contre-culturels durant une vingtaine d’année, nous avons pu constater qu’il y avait aussi une demande de la part d’un public, à la recherche de nouvelles expérimentations spirituelles. Une partie de celui-ci est d’ailleurs entré dans le monde de la magie contemporaine par ce biais. Étudiant, nous avons vu des amis qui s’intéressaient au néopaganisme, surtout dans des variantes identitaires, se mettre à écouter ce type de musique, puis à faire des recherches sur des thématiques développées par des groupes qui revendiquaient eux-mêmes une approche païenne. La mode de l’époque était tournée vers le « dark folk » ou « néo-folk », avec des groupes-phares souvent marqués politiquement à l’extrême droite, comme Death in June, Sol Invictus, Fire + Ice ou Blood Axis[28]. Progressivement, ces amis sont devenus des païens, reprenant cette logique identitaire, c’est-à-dire faisant la promotion d’un paganisme vue comme la religion ethnique des Européens, détruite par le christianisme[29]. Progressivement, ils ont basculé et sont devenus des militants d’extrême droite.

Au-delà de ces exemples, il faut reconnaître que la musique fait alors partie d’une démarche plus large, permettant la création et l’émergence d’une identité religieuse individuelle. Elle est un vecteur d’identité comme l’a mis en perspective l’ouvrage collectif, Musique et politique. Les répertoires de l’identité. Alain Darré y écrit que la musique est un « Fait social total [qui] entretient des rapports complexes avec l’univers social. Elle occupe en effet une position devenue centrale au sein des éléments qui structurent notre perception du monde, l’entendu rivalisant plus que jamais avec le vu ou le lu. »[30] De ce fait, elle joue un rôle important, par le choix des sons et des rythmiques utilisés (tribales, rituelles), dans les pratiques occultistes analysées ici.

Nous sommes en présence de la célèbre notion de « bricolage » formulée en son temps par Claude Lévi-Strauss :

« Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : “odds and end”, dirait l’Anglais, ou en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles d’un individu ou d’une société.[31] »

Les pratiques de ces milieux contre-culturels doivent donc être considérées comme une construction identitaire. Claude Lévi-Strauss souligne encore que « l’identité se réduit moins à la postuler ou à l’affirmer, qu’à la refaire, la reconstruire »[32]. Selon lui, elle n’est, en fait, qu’une « sorte de foyer virtuel »[33]. En ce sens, la pérennisation des milieux que nous venons de rencontrer est créatrice d’une nouvelle identité, en l’occurrence spirituelle. Cependant, nous sommes aussi en présence d’un « occultisme dilué » : nous avons constaté que certains de ces acteurs, principalement le public de ces groupes, ne font que reprendre des thèmes, des symboles, sans pour autant adhérer réellement à cette forme de pensée, ces personnes ne maîtrisant pas les discours ésotérico-occultistes. Quoi qu’il en soit, ces créations culturelles sont les expressions, fort passionnantes, de tentatives musicales, parfois réussies, de tentatives de réenchantement du monde.

Au terme de ce périple dans les marges des nouvelles religions, nous pouvons dire que cette forme de magie, bien qu’elle soit hypermoderne, se situe, une fois les oripeaux technologiques enlevés, dans la continuité de l’occultisme fin-de-siècle : les musiciens étudiés dans cet article cherchent à concilier primitivisme et modernité technologique. Il découle de ce constat la conclusion que nous sommes en présence d’un groupe social à la fois éminemment moderne et archaïque, c’est-à-dire postmoderne. Il découle également que ces milieux, certes des plus minoritaires, n’intéressent que très peu les chercheurs, tant en France qu’à l’étranger : le monde scientifique anglo-saxon, pourtant rapide à étudier les évolutions des sociétés occidentales, n’a produit que très peu d’études sur ces nouvelles formes de magie.


Notes

[1] Ce texte est tiré d’une intervention, « Quand le rock rencontre les nouveaux mouvements magiques », séminaire Histoire sociale du rock, 4 mars 2020, Centre Mahler, Paris.

[2] Sur le satanisme, voir Massimo Introvigne, Satanism. A social History, Brill, 2016.

[3] Nous avons consacré plusieurs études à ces thématiques : Stéphane François, -« The Gods looked down : la musique “industrielle” et le paganisme », Sociétés, n°88-2, 2005, pp. 109-124 ; « God and Beast. La musique “industrielle” et le satanisme », Religioscope, 2006, http://religion.info/french/articles/article_294.shtml; « Modernité subculturelle et ésotérisme : la “musique industrielle” et les mouvements magiques », CESNUR. Center for Studies of New Religions, 2007, http://www.cesnur.org/2007/bord_francois.htm; « L’occultisme et quelques subcultures “jeunes” », La Spirale, 2010, http://laspirale.org/texte-267-l-occultisme-et-quelques-subcultures-jeunes.html; « Réflexions sur un néo-paganisme postmoderne : le techno-chamanisme », Religioscope, 30/03/2016, http://religion.info/french/articles/article_676.shtml#.VvzGP-LRjIU.

[4] Sur ce concept, voir Massimo Introvigne, La magie. Les nouveaux mouvements magiques, Paris, Droguet et ardant, 1993, voir aussi François Laplantine, Jean-Baptiste Martin & Massimo Introvigne (dir.), Le défi magique, 2 tomes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1994.

[5] Sur les idées d’Aleister Crowley, voir les travaux de Marco Pasi, Aleister and the Temptation of the Politics, Londres, Routledge, 2014 ; Peintures inconnues d’Aleister Crowley, Milan, Archè, 2008.

[6] Sur la magie du chaos, cf. Stéphane François, « La Magie du Chaos. Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste », Religioscope, 2007, http://religion.info/pdf/2007_08_chaos.pdf.

[7] Cf., Henrik Bogdan, Ésotérisme occidental et rituel d’initiation, Milan, Archè, 2010.

[8] Jean-Pierre Chantin, De sectes en hérésies. Étapes d’une réflexion sur la dissidence religieuse à travers les âges, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2018.

[9] Ibid. Voir aussi sur ces questions, Étienne Ollion, Raison d’État. Histoire de la lutte contre les sectes en France, Paris, La Découverte, 2017.

[10] Andy Bennett, « Pour une réévaluation du concept de contre-culture », Volume ! [En ligne], 9 : 1|2012, mis en ligne le 15 juin 2014, consulté le 02 janvier 2022, http://journals.openedition.org/volume/2941.

[11] James Moore, Gurdjieff, Anatomie d’un mythe, Paris, Seuil, 1999.

[12] Tiago de Oliveira Pinto, « La musique dans le rite et la musique comme rite dans le candomblé brésilien », Cahiers d’ethnomusicologie, 5 | 1992, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 03 janvier 2022. URL : http://journals.openedition.org/ethnomusicologie/2428; Charles DUVELLE, « MUSICALES (TRADITIONS) – Musique d’Afrique noire », Encyclopædia Universalis [en ligne], consulté le 3 janvier 2022. URL : https://www.universalis.fr/encyclopedie/musicales-traditions-musique-d-afrique-noire/

[13] Sur l’alt-right, voir Simon Ridley, L’alt-right de Berkeley à Christchurch, Lormont, Le Bord de l’eau, 2020 ; Stéphane François, « Qu’est-ce que l’alt-right ? », Paris, Fondation Jean Jaurès, 2017, https://jean-jaures.org/nos-productions/qu-est-ce-que-l-alt-right.

[14] Cf., Stéphane François, Au-delà des vents du Nord. L’extrême droite française, le Pôle nord et les Indo-Européens, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2014, pp. 247-260 ; L’Occultisme nazi. Entre la SS et l’ésotérisme, Paris, CNRS Éditions, 2020, pp. 181-197.

[15] Aleister Crowley était membre de l’Ordo Templis Orientis ou OTO depuis 1911, fondé par un journaliste allemand, Theodor Reuss (1855-1922) vers 1896 conjointement avec Karl Kellner (1850-1905), un riche industriel autrichien, lui aussi passionné par l’ésotérisme et par l’Orient. À la mort du second en 1905, Reuss le réorganise sur des bases nouvelles, en particulier sur la magie sexuelle. Aleister Crowley implante l’ordre en Angleterre en 1912. À partir des années 1920, il est impossible de distinguer l’OTO de la « religion de Thélème » de Crowley, les deux fusionnant.

[16] Aleister Crowley, Hastings Archives/The World as Power, Goetia, 1986.

[17] Stéphane François, « La Magie du Chaos. Analyse d’une doctrine occultiste anarchiste », Religioscope, 2007, http://religion.info/pdf/2007_08_chaos.pdf et « Un exemple de relativisme symbolique : la magie du chaos », Cahiers de psychologie politique, n°28, 2015, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=3153

[18] Jean-Pierre Laurant, L’ésotérisme chrétien en France au XIXe siècle, Lausanne, L’Age d’homme, 1992 ; Michel Winock, Décadence fin de siècle, Paris, Éditions Gallimard, 2017.

[19] Pensons, par exemple, à « La Notte di Pan » de Tomographia Assiale Computerizzata sur l’album Apotropaismo (Old Europa Cafe, 1997).

[20] En particulier chez Current 93, qui a consacré plusieurs chansons et albums à Maldoror : « Maldoror est mort » (sur l’album Mi-mort, 1983) ; « Maldoror Er Daudur » (sur l’album Dawn, 1987) ; l’album Bar Maldoror (sur le label mi-mort, 1985), etc. Entre 1987 et 1988, le label du groupe s’est même appelé Maldoror…

[21] Notamment NON du sataniste (et ancien militant d’extrême droite) Boyd Rice, en particulier « Love and Love’s Murder » (sur le live In the Shadow of the Sword, 1992) et « Seven Sermons to the Dead » (sur l’album Back to Mono, 2012), les textes lus sont tirés de l’œuvre du psychanalyste.

[22] Réédition en coffret par le label britannique Cold Spring en 2011.

[23] Karin Heller, La Bande dessinée à la lumière de l’anthropologie religieuse, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 323.

[24] Nous pouvons citer Iso-Erotic calibrations (1994) et Burning Water (1994).

[25] Citons le projet Psychophysicist, autour d’Adi Newton (de TAGC et Clock DVA) et d’Andrew McKenzie (de Hafler Trio), à l’album éponyme, sorti en 1996.

[26] Coil, How to Destroy Angels, LAYLAH Antirecords, 1984.

[27] Hafler Trio, Masturbatorium, Touch, 1991 et Fuck, Touch, 1992.

[28] Stéphane François, La Musique europaïenne : ethnographie politique d’une subculture de droite, Paris, L’Harmattan,2006.

[29] Sur les soubassements idéologiques de ces discours, voir Stéphane François, Néo-paganismes et la Nouvelle Droite (1980-2006). Pour une autre approche, Milan, Archè, 2008.

[30] Alain Darré, « Prélude. Pratiques musicales et enjeux de pouvoir », in Alain Darré (dir.), Musique et politique. Les répertoires de l’identité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1996, p. 13.

[31] Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Paris, Plon, 1962, p. 32.

[32] Claude Lévi-Strauss, L’Identité, Paris, Grasset, 1977, p. 331.

[33] Ibid., p. 332.