La Science-fiction en Russie depuis les années 1990

Avec cet ouvrage, Du libéralisme au nationalisme. La politique dans les littératures de l’imaginaire russes post-soviétiques (Lingva, 2025),Viktoriya et Patrice Lavoye, spécialistes des littératures de l’imaginaire et de la science-fiction ukrainienne et russe, nous offrent une étude particulièrement intéressante sur l’évolution politique de la science-fiction russe depuis la disparition de l’URSS. Le corpus étudié (livres et entretiens) reflète les transformations sociales et politiques, qui ont été parfois violentes, de la Russie depuis la chute de l’URSS. L’un de ses points forts, et ils sont nombreux, est la contextualisation historique. Les auteurs reviennent longuement sur la période Eltsine – qui s’étend de 1991 à 1999 – et sur le traumatisme pour la population, sur les plans économique, politique et géopolitique. Les auteurs prennent le temps d’expliquer un contexte complexe pour le lecteur occidental. De fait, les deux chapitres portant sur ces thématiques font un quart de l’ouvrage. Ils sont essentiels pour appréhender la suite, c’est-à-dire comprendre les évolutions des écrivains de l’imaginaire russe, notamment leur discours anti-occidental et anti-libéral, les deux étant associés à la période où Boris Eltsine a gouverné le pays.
Les nombreuses et longues citations le montrent parfaitement : cette période est restée dans les mémoires comme une époque de déclin politique et économique et de décadence morale. Les écrivains cités insistent sur ces aspects, parfois de façon subtile, parfois de façon brutale. Viktoriya et Patrice Lavoye nous montrent que l’évolution nationaliste, et parfois conservatrice, des écrivains de l’imaginaire prend naissance dans ce traumatisme. De même, ce registre, marqué en URSS par la croyance dans un progrès scientifique (voir notre recension d’Étoiles Rouges. La littérature de science-fiction soviétique, sur ce même site), se laisse progressivement influencer par l’orthodoxie dans une variante très conservatrice. Afin de permettre au lecteur qui n’aurait pas lu Étoiles Rouges d’avoir cette perspective, le couple consacre par ailleurs un long chapitre sur l’histoire de ces littératures en URSS, de sa fondation à sa disparition.
Le reste de l’étude porte donc sur le sujet propre du livre : l’évolution conservatrice et nationaliste de ces écrivains, analysant leurs thématiques de prédilection : la dystopie, l’uchronie, voire l’invention de mondes totalement imaginaires, sur le modèle de l’Heroic fantasy.

Les citations montrent une nostalgie de l’URSS, non pas du communisme, mais du sentiment donné de sécurité sociale. Les persécutions parfois subies par les écrivains de l’imaginaire laissent place à l’idée d’un régime plus bénéfique pour la population que le libéralisme eltsinien. Vue la violence de la transition politique et économique, ce n’est guère surprenant. Parfois, cette nostalgie va plus loin, avec une promotion d’un retour au tsarisme et à l’orthodoxie. Plus globalement, on peut dire que ces écrivains développent une vision désabusée de la Russie.
Pour mener cette tâche, les auteurs s’appuient à la fois sur un corpus large d’écrivains de l’imaginaire et sur de nombreuses citations, parfois longues, laissant la pensée des écrivains cités s’exprimer clairement. De même, la bibliographie est impressionnante, tant la partie scientifique que celle des auteurs compulsés. Enfin, les nombreuses notes, scientifiques et de contextualisation, complètent cette étude, qui si elle ne présente pas comme universitaire, l’est dans sa démarche.
Un petit bémol néanmoins, les quelques coquilles restantes. N’oublions pas cependant l’essentiel : il s’agit d’une ressource précieuse pour ceux qui s’intéressent à la littérature, à la politique et à la culture russe post-soviétique. Il nous permet aussi de comprendre l’évolution des mentalités des Russes contemporains. Comme ce sujet est peu connu en France, voire en Occident, il s’agit d’un ouvrage hautement recommandé.