Comprendre l’Extermination des juifs d’Europe
Durant le procès Papon, Claude Lanzmann affirma « l’absolue obscénité » qu’il y aurait à vouloir « comprendre la Shoah » ; c’est là une idée désormais amplement répandue en France. Ainsi, l’hégémonie culturelle et médiatique de la représentation mémorialiste n’a eu d’autre conséquence que de mener une guerre à l’intelligence et à la vérité des faits, tels que l’ont démontré Pierre Nora et Françoise Chandernagor (Liberté pour l’Histoire, CNRS éditions, Paris, 2008). Car, comprendre, comparer, mettre en intelligence, c’est là le travail même de l’historien. Il n’est en rien étonnant que cet interdit ait été formulé par celui-là même qui imposa en France le mot « Shoah ».
Le choix de ce terme hébreu véhicule a) une plus-value communautariste ; b) une dimension religieuse de par sa signification (« la Catastrophe » comme on dit « la Chute ») comme par les axiomes qu’il tend à poser et que n’a cessé de marteler la vulgate mémorialiste (car l’impossibilité de comprendre, représenter, comparer la Shoah, c’est là structurellement transcription de l’En-Sof inatteignable, c’est du domaine de la philosophie religieuse non de la science historique laïque).
Les historiens n’ont pas pour fonction d’ériger des dogmes religieux et/ou politiques. Ils ont donc fort heureusement laissé les intellectuels médiatiques répandre le dogme de l’Unique irreprésentable et inintelligible et ne se sont pas joints à un projet qui n’a d’autre finalité que de détruire l’entendement, dévoilant par là-même son caractère contraire à la tradition des Lumières en prétendant régenter la pensée en son nom. Les travaux consacrés à cette question sont légion et ont permis d’affiner notre intelligence du phénomène génocidaire nazi.
Le temps de l’Histoire
Le judéocide a pris du temps avant que de devenir un sujet d’études. Pourtant, dès le procès de Nuremberg, la méthode juridique recoupe les préoccupations historiographiques. Le juge américain Robert Jackson écrivit durant son instruction au Président Truman que « Nous ne devons pas oublier que, quand les plans nazis furent annoncés avec arrogance, ils étaient si extravagants que le monde refusa de les prendre au sérieux. Si nous ne consignons pas ce que fut ce mouvement avec clarté et précision, nous ne pourrons blâmer les générations futures si, lorsque la paix règnera, les accusations générales émises pendant la guerre leur paraissent incroyable. Nous devons établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles. »
En fait, l’un des problèmes était lié à l’héritage de la Première Guerre mondiale. La population avait accepter les mensonges de la propagande alliée relatant les horreurs commises par les Allemands. S’étant rendu compte ensuite de l’importance des « bobards de guerre », elle pouvait être encline à ne voir en ces nouvelles accusations que de nouveaux mensonges. En effet, un sondage réalisé en mai 1945 aux Etats-Unis, qui demandait aux sondés si leur paraissaient vraies ou fausses les informations selon lesquelles les allemands auraient tué « un très grand nombre » de leurs prisonniers dans leurs camps, n’enregistrait que 84% de réponses positives. Un sondage réalisé en France en 1966 montrait qu’à l’époque seulement un tiers des sondés estimaient que de cinq à six millions de juifs étaient effectivement morts « suite aux persécutions allemandes ».
Les études historiques du judéocide paraissent surtout après le procès Eichmann (1961), essentiellement dans les universités ou les centres de recherche américains, allemands et israéliens. Ce sont toujours ces trois pays qui fournissent l’essentiel des travaux. A la moitié des années 1980, une bibliographie relative à Auschwitz recensait déjà deux mille ouvrages, en toutes les langues, et plus de dix mille publications. Entre 1990 et 1995, il a paru presque autant de travaux sur la persécution et l’extermination des juifs que de 1945 à 1985.
En ce qui concerne la France, le questionnement sur ce que fut Vichy et ce que signifient ses représentations a été produit exemplairement par Henry Rousso (Le Syndrome de Vichy de 1944 à nos jours, Le Seuil, Paris, 1990 et Vichy l’événement, la mémoire, l’histoire, Gallimard, Paris, 2001). Il faut noter que la première étude historique de la déportation date de 1968, la première grande étude de Vichy est l’œuvre d’un Américain, Robert Paxton, publiée en 1972 (La France de Vichy, Le Seuil, ¨Paris, 1973). Ce livre provoqua un électrochoc. En 1971, la période 1934-1958 est inscrite au CAPES d’Histoire-Géographie et à l’agrégation. Les rapports de jury témoignent d’une incroyable inculture concernant Vichy. Enfin, paraît en 1978 la première étude détaillée concernant le chiffrage des victimes françaises juives, faisant passer d’une estimation de 125 000 à 75 000 personnes tuées. Elle n’est pas l’œuvre d’un historien mais d’un juriste militant (Serge Klarsfeld, Mémorial de la déportation des Juifs de France, FFDJF, Paris, 1978).
Les années 1990 ont été marquées par un nouveau regain d’activité. L’écroulement du Mur de Berlin a offert aux historiens les archives du IIIe Reich qu’avaient saisies les Soviétiques, permettant ainsi de multiplier les approches. C’est aussi à cette période qu’a été prise en considération les origines eugénistes du judéocide avec l’intégration de l’aktion T4 à son histoire. C’est là que, prenant conscience de l’action des einsatzgruppen dans le lancement empirique, quoique motivé par la propagande, de l’extermination des juifs et tziganes, avant sa rationalisation étatique, s’est en somme achevé le débat entre intentionnalistes (pour qui l’extermination était le projet nazi) et fonctionnalistes (pour qui l’extermination était produite par le cours des évènements).
Interprétations
Le débat a été intense et parfois polémique. Dès la fin des années 1970, la communauté historienne, par la plume de PierreAyçoberry, travaillait à mettre de l’ordre dans le fourmillement analytique (La Question nazie. Les Interprétations du national-socialisme 1922-1975, Le Seuil, Paris, 1979). L’une des premières hypothèses est celle d’une différence culturelle profonde de l’Allemagne qui l’eût acculé à une régression, en une sorte de parenthèse monstrueuse où le peuple allemand serait sorti de la modernité pour épouser des normes barbares. Cette idée n’est plus tenable. Le nazisme est certes une sorte d’envers des Lumières mais il reste dans les problématiques structurelles de l’époque contemporaine de par sa manière de s’interroger sur l’organisation de l’ère des masses. En cela les travaux de George Mosse (La Révolution fasciste. Vers une théorie générale du fascisme, Le Seuil, Paris, 2003) paraissent constituer l’achèvement de ce débat surgi dès l’immédiat après-guerre sur la relation entre le IIIe Reich et les Lumières. Parmi les historiens français, Pascal Ory représente cette volonté d’analyse culturelle du phénomène fasciste mais elle est d’avantage inscrite encore dans le cas italien (Du Fascisme, Perrin, Paris, 2003). On reste ébahi qu’aucun éditeur français n’ait traduit et diffusé en notre pays les travaux de l’historien britannique Roger Griffin, figure centrale de l’analyse culturelle des phénomènes fascistes.
Le nazisme, comme le fascisme italien, n’est pas anti-moderne mais s’inscrit au contraire dans le processus même de la modernité. On y retrouve aussi bien la science juridique, l’organisation de l’Etat, que la médecine, et cela en un processus qui monte antérieurement au nazisme. Ainsi la question de la modernité ne se pose pas : le nazisme est moderne comme idéologie mais également dans le déploiement de sa violence, organisée, structurée, scientifique. De même ce n’est pas seule la haine antisémite (qui existe en d’autres espaces-temps sans judéocide) qui peut expliquer un tel phénomène. Selon les témoignages, il semblerait que la majorité des Allemands aient plutôt éprouvé de l’indifférence envers la haine antisémite que de la haine antisémite homicide elle même. Un sondage non-scientifique effectué parmi les membres du parti nazi à l’automne 1943, donc alors que tout le système exterminateur est en place et fonctionne sans discontinuer, montre que seulement 5% des membres du NSDAP estimaient que la meilleure solution de la « question juive » était l’extermination. Mais, on note que la question est posable ; ainsi, bien plus que de haine, ce dont a besoin le crime ou la répression de masse c’est d’indifférence (Philippe Burrin Hitler et les juifs. Genèse d’un génocide, Paris, Le Seuil, 1989 et Ressentiment et apocalypse. Essai sur l’antisémitisme nazi, Paris, Le Seuil, 2004).
Aussi a-t-on déplacé la question depuis quelques années. Pour ces recherches, le facteur déclenchant la violence nazie dans toute son ampleur n’est plus tant à rechercher dans l’antisémitisme que dans une rationalisation inhumaine produite au cœur d’un Etat moderne et industriel. Ce sont ces travaux qui ont mis à jour le rôle des experts économistes, géographes, historiens, sociologues, etc. dans la politique exterminatrice. Avant même la guerre des plans de massacres et de déportations sont établis par des intellectuels cherchant des solutions aux problèmes économiques de l’Allemagne. Ils estiment également que l’élimination physique des élites juives des pays de l’Europe de l’Est devrait permettre de libérer les emplois de qualité au bénéfice des chômeurs. Voulant remodeler l’Europe de fond en comble pour assurer l’espace de l’Allemagne, ces experts auraient poussé à l’extermination des juifs lorsque les blocages dus au conflit auraient rendu cette position la plus rationnelle matériellement. Les cadres de la SS insistent quant à eux sur la possibilité de recréer complètement le monde : l’Est doit être l’occasion d’accomplir la parousie raciale, i.e. une Terre sans juifs, et ils voient dans l’élimination des élites nationales un moyen de détruire les cadres culturels de la société. La conjonction entre technocrates et cadres SS fournit la dynamique de la violence.
Les massacres sont bien socialement produits, d’où l’importance des travaux de Christian Ingrao sur la construction des groupes, offrant à la fois un prolongement et un dépassement des réflexions sur l’inhumanité des « hommes ordinaires » (Daniel Goldhagen) et la « banalité du mal » (Hannah Arendt), tels que « Culture de guerre, imaginaire nazi, violence génocide. Le cas des cadres du SD », Revue d’histoire moderne et contemporaine, n° 47-2, avril 2000, ou « La norme implicite. Mythe et pratiques de l' »intellectuel d’action » dans le service de sécurité de la SS », dans L’ Homme nouveau dans l’Europe fasciste (1922-1945), Pierre Milza, et Marie-Anne Matard-Bonucci, dir., Fayard, Paris, 2004. Dans cet axe, on ne peut que conseiller au lecteur de se faire spectateur pour voir et revoir le documentaire de Michaël Prazan, Einsatzgruppen les commandos de la mort, diffusé en deux parties sur France2 en avril 2009.
Le Cas Hitler
Ces nouvelles approches ont collectivisé la responsabilité de l’extermination. Le regard des historiens sur la violence nazie a complètement changé en quelques années : en 1967 un Que Sais Je ? consacré à Hitler et le nazisme faisait reposer toute la responsabilité sur la seule personne de Hitler. Cette vision est aujourd’hui rejetée par la totalité des historiens. Néanmoins la vie d’Hitler n’a cessé de passionner les foules. Entre 1945 et 1983 on compte pas moins de 1 500 travaux s’y consacrant.
De 1940 à 1970, des dizaines de chercheurs occidentaux ont tenté une approche freudienne d’Hitler afin de tenter de comprendre la production de sa haine (et n’importe en ses démarches qu’Hitler ait un manque assez certain de personnalité). Durant le second conflit mondial les services secrets américains commandèrent d’ailleurs un « rapport » chargé de les éclairer sur les fondements freudiens du Führer.
Dans toutes ces grilles de lecture, ce que l’on retrouve c’est bien la volonté de réduction de phénomènes historiques, impliquant une masse certaine d’individus, à une personnalité unique. L’histoire ne peut reposer sur un seul individu : elle analyse des faits sociaux, des faits qui implique des groupes (nations, classes sociales, personnes partageant une culture commune, etc.). Le deus ex-machina appartient à l’art, pas à l’histoire. Ian Kershaw, le spécialiste d’Hitler (Hitler, Flammarion, Paris, tome un 1999 et tome deux 2000), le précise justement : le bilan historique du nazisme rend vain toute spéculation sur le nombre de testicules dont eût disposé le seul Hitler. Il souligne que le leadership d’Hitler est certes charismatique mais non mystique. Ici le charisme ce n’est plus celui d’un personnage démoniaque : c’est une dialectique entre une société qui récuse le modèle légal-rationnel et une offre politique irrationnelle. Le charisme n’est donc pas le mystérieux pouvoir d’un individu, le sortilège d’un dément au charisme inhumain subjuguant un peuple, mais un système de relations établi entre les masses et l’image produite du Chef par lui même et par sa propagande – que l’on songe à Alfred Rosenberg, théoricien du nazisme, proclamant que « le peuple est au chef ce que l’inconscience est à la conscience ». On est donc dans une dialectique, non dans le fatum.
En précédant les vœux du Führer, les soldats nazis enivrés par la propagande charismatique contre le judéo-bolchevisme, entament sur le terrain le génocide avant que celui-ci ne soir rationalisé par l’Etat. Aux rapports légaux existant entre un citoyen et son Etat on substitue une caricature des rapports féodaux. Car la dynamique de l’Etat nazi c’est celle de ce qu’Hitler nomme la « révolution perpétuelle » : la radicalisation permanente, constante, la fuite en avant sauvage considérée comme héroïque. Le IIIe Reich est ainsi un Béhémoth (FranzNeumann, Béhémoth. Structure et pratique du national-socialismen Payot, Paris 1987 ; la première édition remontant à 1942, Neumann étant ainsi le précurseur de l’analyse de l’Etat nazi au-delà de son décorum totalitaire) : une polycratie où divers groupes dirigent, tirent l’Etat à eux, mais où la SS tend de plus en plus au fur et à mesure à tout contrôler. C’est un tourbillon totalitaire, non une pyramide rangée comme on l’imagine simplement.
Conclusion
En somme, le travail scientifique sur le IIIe Reich et le judéocide s’est détaché des histoires nationales et partisanes, de leur légendaire, mais est aujourd’hui encerclé par des milieux de mémoire qui veillent à ce qu’ils estiment être leur monopole d’émission de la parole légitime. L’ère ouverte par le procès de Nuremberg pouvait laisser augurer d’un travail en bonne intelligence de l’Histoire, du droit et de la philosophie ; nous en sommes aux mémoires, à la vindicte procédurière, au moralisme. Leur perspective fait souvent tristement litière et de la méthode historique et des fins humanistes que sont la volonté de comprendre et le souci de pondérer. C’est donc aux historiens de descendre dans l’arène du débat public, non pour vouloir concurrencer le magistère de la morale, mais pour assurer sans filtre la transmission de leurs travaux de recherche. C’est donc aux citoyens, sensibles à cette question essentielle de notre temps, de lire et penser la production historique sans s’arrêter au filtre du bruit médiatique ou associatif.