Changer la guerre
Propos d’Olivier Schmitt recueillis par Clément Machecourt, « Le changement militaire est une condition nécessaire de la victoire », Le Point, premier avril 2024, à propos de la parution de son ouvrage Préparer la guerre. Stratégie, innovation et puissance militaire à l’époque contemporaine aux Presses universitaires de France.

Le Point : Alors que, dans l’imaginaire collectif, les armées sont des organisations vues comme « conservatrices », vous montrez au contraire qu’elles n’ont cessé de s’adapter et d’évoluer, de gré ou de force.
Olivier Schmitt : C’est le paradoxe principal des forces armées, qui sont des institutions spécialisées dans la création de la cohésion via des exercices physiques collectifs, la discipline et la tradition. C’est la garantie de l’efficacité militaire. Le changement est ainsi une potentielle menace à la cohésion et donc à l’efficacité militaire.
Pourtant, les forces armées sont insérées dans un environnement politico-stratégique qui les soumet à de fortes pressions au changement. Que ce soit parce que les dirigeants politiques leur disent que leur mission va changer ou parce que l’environnement sociopolitique dans lequel elles existent est en train d’évoluer lui-même.
Le recrutement des soldats en 2024 n’a rien à voir avec celui de 1914, car la population française a changé. En termes d’entraînement physique, de niveau d’éducation, etc. C’est cette tension fondamentale qui existe entre un besoin de maintenir la cohésion et un besoin d’adaptation qui est plus ou moins bien négocié en fonction des situations.
Comment les armées acceptent-elles les changements qui leur sont imposés par l’autorité civile ?
En fait, tout dépend du degré de changement. Si ce sont des degrés de changement relativement faibles, les armées sont capables de les mettre en œuvre elles-mêmes. Par contre, une vraie innovation, c’est-à-dire un changement de la manière dont les armées emploient la force, va créer des gagnants et des perdants.
En général, les armées n’aiment pas créer des perdants et se neutralisent mutuellement. On a souvent besoin d’une intervention civile extérieure pour forcer une nouvelle vision de l’emploi de la force. L’exemple type, ce sont les deux grandes innovations de l’armée française : l’introduction de l’arme nucléaire en 1962 et la professionnalisation des forces armées décidée par Jacques Chirac en 1996.
Dans les deux cas, les armées n’en veulent pas, car l’arme nucléaire, ça crée des perdants, notamment l’armée de terre. De même pour la professionnalisation. Si, aujourd’hui, elle apparaît comme inéluctable par les militaires, c’est une reconstruction a posteriori, car le ministère de la Défense de l’époque n’en voulait pas.
Vous montrez aussi que les armées s’inspirent des armées victorieuses ou d’un modèle qui marche parfois contre toute logique.
On a tendance à penser que les forces armées sont purement rationnelles, focalisées sur le fait de battre un adversaire. Ce n’est pas forcément le cas. Il y a des phénomènes d’imitation qui ont lieu en fonction d’un modèle idéalisé et qui n’est pas nécessairement adapté aux conditions locales.
Un bon exemple, c’est l’armée irlandaise durant l’entre-deux-guerres. Elle décide de copier l’armée britannique, qui est son principal adversaire potentiel, en se préparant à une guerre conventionnelle qui, si elle avait eu lieu, aurait clairement été perdue par les Irlandais étant donné la disparité de puissance. Rationnellement, les Irlandais auraient dû capitaliser sur leurs compétences dans la guerre irrégulière.
Les forces armées sud-africaines qui étaient sous embargo durant le régime de l’apartheid étaient obsédées par l’idée de mettre la main sur des systèmes d’armes et des matériels occidentaux. Pourquoi ? Parce qu’idéologiquement l’Afrique du Sud se présentait comme un régime blanc, suprémaciste, donc occidental. Ils avaient besoin de ressembler aux forces armées occidentales.

Finalement, la guerre reste le seul vrai indicateur du niveau de préparation d’une nation ?
Il va forcément y avoir un choc entre la guerre pour laquelle on s’était préparés et la guerre telle qu’elle se conduit. C’est pour cette raison que, dans tous les conflits existentiels, il y a un taux de renvoi des généraux dans les premiers mois qui est extrêmement important.
Pour gagner du temps dans l’adaptation de la doctrine, il est nécessaire que préexiste une forme de répertoire d’idées dans lesquelles les gens vont pouvoir puiser pour s’adapter le plus vite possible. Ce répertoire d’idées, il doit être encouragé par un véritable débat militaire préexistant. Ça peut être dans des revues militaires. Les Russes ont un vrai débat militaire dans des revues, ce qui leur a permis de faire évoluer sur le terrain leur armée entre 2022 et 2024.
Le changement assure-t-il la victoire ?
L’un des principaux facteurs de l’efficacité militaire, c’est la redondance. Il faut une chaîne hiérarchique formelle, mais aussi des réseaux informels de circulation de l’information, des gens qui se connaissent et qui peuvent faire circuler les idées en dehors de la voie hiérarchique. Des systèmes d’armes doivent avoir le même effet et la redondance doit être présente dans les chaînes d’approvisionnement. C’est à l’opposé de la pensée managériale qui veut des chaînes logistiques aussi légères que possible et du just in time.
Il y a aussi la formation des officiers, la capacité à disposer d’une flexibilité intellectuelle. Face à des situations imprévues, ça reste un important facteur d’adaptation. Le changement militaire est une condition nécessaire de la victoire, mais insuffisante. Vous pouvez bien vous adapter et quand même perdre.