Récents

Inventer le passé : le cas Glozel

(Œuvre de Nychos)

Par Stéphane François

Le premier mars 1924, à Glozel, un lieu-dit du département de l’Allier, deux personnes, Émile Fradin, un adolescent de 17 ans, et son grand-père, Claude Fradin, découvrent, en défrichant un champ, un ensemble d’objets, de pierres taillées et surtout de tablettes gravées. Les deux découvrent une cavité consolidée au sol dallé et aux parois consolidées avec des briques, contenant des ossements, des instruments en pierre ou en os et des fragments de céramique. La découverte fait le tour du hameau et ses habitants viennent observer le site, certains ramenant même des objets chez eux.

L’institutrice du village apprend la découverte et contacte à la fois son Inspection académique et différentes Sociétés savantes locales. Les membres de ces sociétés, non formés aux pratiques archéologiques scientifiques, pratiquent à leur tour des fouilles, qui seraient qualifiées aujourd’hui de sauvages, c’est-à-dire faites sans méthode, saccageant le site, détruisant la fosse et des objets. Affirmant que les objets n’avaient que peu d’intérêt, ils incitent la famille Fradin à mettre le champ en culture. Ce qui est fait. Sauf que l’un de ces membres, un instituteur du nom de Benoit Clément, analysant l’une de ces tablettes gravées, pense le contraire.

Clément demande une subvention pour refaire des fouilles « mieux organisées » (sic) et surtout s’attribue l’entièreté de la découverte du site. C’est à compter de ce moment que l’affaire s’emballe : d’autres érudits locaux se mettent à s’y intéresser, dont le docteur Antonin Morlet, qui sera un ardent défenseur de l’authenticité de ces vestiges et artéfacts et surtout, il y verra des objets datant de la Préhistoire. Il sera l’un des premiers « glozéliens ». En 1925, il fait les premières fouilles avec Clément. Il ne s’arrêtera qu’en 1936. Surtout, il fait appel à des archéologues renommés. L’affaire est lancée.

Cette découverte passe relativement inaperçue jusqu’au moment où la presse s’en empare quelques années plus tard. À partir de ce moment, les articles se multiplient, certains insistant sur l’extrême ancienneté du site, celui-ci ayant été daté de la Préhistoire, les tablettes gravées pourraient révolutionner les connaissances sur les origines de l’écriture ; d’autres, fort logiquement, doutant de l’authenticité des objets trouvés, ceux-ci ayant des provenances et des âges très différents. En effet, des gravures de rennes préhistoriques, supposées datées de la dernière glaciation (-10 000 ans de l’ère commune) côtoient des tablettes recouvertes de signes ressemblant à de l’écriture, permettant aux défenseurs de l’authenticité du site d’affirmer l’origine européenne et préhistorique de l’écriture.

Les camps se forment dans la communauté scientifique et même au-delà : d’un côté les « glozéliens », de l’autre les « anti-glozéliens ». Les deux camps s’écharpent dans la presse locale et nationale. Ainsi, plusieurs milliers d’articles ont été publiés, principalement entre 1927 et 1929, sur le sujet dans la presse nationale. Le Petit Parisien du 19 septembre 1927 (p.2) titre l’un de ses articles « Les découvertes de Glozel sont une pure plaisanterie » :

« On connait la querelle scientifique qui, depuis plusieurs mois, met aux prises épigraphistes et préhistoriens, au sujet des objets découverts dans les fouilles de Glozel. M. René Dussaud, de l’académie des Inscriptions et Belles-Lettres, conservateur du musée du Louvre, vient de départager les deux camps en lisant à ses confrères le rapport qu’il avait été chargé de rédiger sur cette question. Les fameuses tablettes de Glozel sont fausses telle est paraît-il, la conclusion du distingué rapporteur. »

Tandis que L’Ouest Éclair du 19 octobre 1927 titre « “Les découvertes de Glozel sont authentiques”, selon un éminent savant, M. J. Loth, Membre de l’Institut, Professeur au Collège de France ». Le prestigieux Mercure de France défend aussi les positions glozéliennes, mais par la plume du docteur Morlet il est vrai.

Les débats ont également lieu dans les tribunaux, sièges de plusieurs procès pour diffamation, intentés par la famille Fradin et le docteur Morlet ; René Dussaud sera aussi amené devant les tribunaux par la famille Fradin. Malgré tout, en 1928, des hommes politiques de premier plan, comme Édouard Herriot, visitent le site.

Les débats dépassent aussi largement le cadre national : en 1927, une commission internationale d’archéologues se déplace à Glozel. Elle constate l’ancienneté de certaines pièces, mais doute de l’authenticité du site. Selon son rapport les pièces les plus anciennes auraient été rapportées volontairement. L’Excelsior du 24 décembre 1927 titre : « La commission internationale d’enquête sur les fouilles de Glozel conclut à l’unanimité que les objets qu’elle a étudiés ne sont pas anciens ». Pourtant, le 30 septembre 1928, le même journal publie un article allant dans le sens de l’authenticité : « M. Charles Depéret, doyen de la faculté des sciences de Lyon, conclut à l’authenticité des gisements de Glozel ».

Une autre expertise, faite par le chef de l’identité policière, Gaston-Edmond Bayle, confirme la conclusion de la modernité du site (Le Petit Parisien, 12 mai 1929, p. 1) :

« Et voici que renaît, brutalement, tragiquement cette terrible et sinistre affaire de Glozel, qui est susceptible de nous ramener aux temps les plus troublés de l’époque néolithique. M. Bayle, fonctionnaire judicieux et judiciaire, a donc remis son rapport, dont les conclusions sont formelles et redoutables. Les briques arrachées aux entrailles de la terre de Glozel ont tout juste l’âge des petites filles qui ne peuvent pas sortir sans leur maman ou leur bonne. Elles ont selon le savant directeur de l’identité judiciaire, cinq ans au maximum. Elles sont mineures. Elles sont de toutes petites briques innocentes qui n’ont jamais connu la belle période néolithique, qui n’ont même pas connu notre période d’avant guerre cette période heureuse et bon marché où les briques n’étaient pas encore comestibles. 

Les conclusions formelles de M. Bayle sont, je le répète, terribles et affligeantes. Car elles ne changeront rien à la certitude scientifique et absolue des savants qui affirment la rigoureuse authenticité des reliques glozéliennes. Scientifiquement, M. Bayle aura prouvé que ces reliques sont authentiquement fausses. Scientifiquement, il aura démontré que Glozel n’est qu’une joyeuse mystification. Mais scientifiquement, des savants qui auront la juste prétention d’être aussi compétents, en fait de briques, que M. Bayle, établiront de façon formelle de façon également indiscutable, l’authenticité absolue, irréfutable, indéniable de toutes les briques, de toutes les tablettes, de toutes les inscriptions glozéliennes. »

Les fouilles cessent en 1936 et ne reprendront qu’en 1983. Pour autant, la controverse n’est pas close. Dans les années 1960 et 1970, plusieurs archéologues de renom insistent sur l’aspect inauthentique du site. Les dernières fouilles de 1983, mais dont le rapport ne sera publié partiellement qu’en 1995, montrent la diversité d’époques, allant de l’Âge du fer jusqu’au Moyen Age, des pièces trouvées sur le site, ainsi que la présence de faux et de contrefaçons y ont été ajoutées, a priori pour asseoir l’authenticité et l’ancienneté du site.

Émile Fradin a été suspecté plusieurs fois, sans que cela soit prouvé définitivement. Ainsi, en 1929, il est accusé d’escroquerie par le juge de Moulins, M. Python. Les dernières datations scientifiques des objets trouvés sur le site de Glozel montrent que la majorité des pièces datent de l’époque médiévale, en particulier du XIIIe siècle. De fait, les analyses et les datations, notamment au carbone 14 se sont multipliés entre le moment de la découverte, en 1924, et 1995, date de parution du rapport définitif sur le site et l’authenticité des artéfacts trouvés. Mais comme le site a été dévasté plusieurs fois par des fouilles sauvages, ces analyses, défavorables au camp des « glozéliens », ont été, fort logiquement, contestées par ceux-ci.

Dans les années 1960 et 1970, les glozéliens ont été soutenus par les pseudo-historiens partisans de l’« histoire alternative » ou de l’« histoire secrète ». Ceux-ci ont surfé sur le succès éditorial du Matin des magiciens du duo Louis Pauwels et Jacques Bergier (paru en 1960), puis de la revue qui en est née, Planète, qui faisait la promotion de l’irrationnel et du « réalisme fantastique ». Ce courant cherchait à prouver la véracité des thèses scientifiques alternatives (comme la télépathie et autres pouvoirs psychiques, les univers parallèles, les civilisations perdues, les extraterrestres, etc.).

La revue belge d’archéologie alternative, Kadath, défend l’authenticité du site de Glozel depuis sa création en 1973. Ainsi, la revue a publié plusieurs articles, un numéro spécial en 1981 et ses membres ont écrit un livre sur la question, L’Affaire de Glozel paru en 1978 chez Copernic, la maison d’édition du Groupement de Recherche et d’Études sur (puis de) la Civilisation Européenne (GRECE), plus connue sous le nom de « Nouvelle droite ».

Cette parution chez un éditeur d’extrême droite n’est pas un acte anodin, la Nouvelle droite cherchant à prouver, depuis sa création en 1968, la supériorité de la civilisation européenne et l’autochtonie de sa culture vis-à-vis de l’Orient. Glozel et ses fausses tablettes leur offraient une origine européenne et préhistorique de l’écriture, très antérieure à son apparition au Proche-Orient. Glozel était encore défendu par son principal théoricien, Alain de Benoist, dans les années 2000. Le même défend également l’idée d’une présence viking en Amérique au Moyen-âge. L’affaire de Glozel est donc utilisée à des fins idéologiques.

Malgré tout, Glozel garde des partisans, y compris dans les milieux scientifiques. Ainsi, une association internationale a été créée en 1996, organisant des colloques sur l’objet de leur intérêt. Elle a cessé d’être active vers 2010. La polémique est donc loin d’être close. D’autant, le complotisme contemporain s’y est greffé. En effet, tous ses défenseurs mettent en avant l’idée d’un complot, au soubassement idéologique raciste : les partisans de la « science officielle » (les universitaires donc) empêcheraient la diffusion de la découverte, par un amateur de surcroît, de l’origine européenne et préhistorique de l’écriture… La vieille thèse aryaniste de la supériorité de la « race blanche » est comme le diable : elle se cache dans les détails.

En savoir plus sur Fragments sur les Temps Présents

Abonnez-vous pour poursuivre la lecture et avoir accès à l’ensemble des archives.

Poursuivre la lecture